Le «marché Dubaï» d’El Eulma : Les importateurs sont en Chine, le gouvernement en France et les marchandises au port !

Le «marché Dubaï» d’El Eulma : Les importateurs sont en Chine, le gouvernement en France et les marchandises au port !

Dubaï, 9h du matin. Il fait relativement frais après les jours de canicule passés. Dubaï, non, pas les Émirats dans le golfe persique, mais à El Eulma, wilaya de Sétif. Tout un quartier, puis un groupe de quartiers, a pris cette appellation quelques années après sa création, en 1979.

Ce n’ est qu’au milieu des années 1990 que naîtra « Dubaï » sous sa forme actuelle. Puis, comme l’univers, le bazar ne cessera de s’agrandir pour atteindre aujourd’hui la surface de 45 hectares environ.

A Dubaï, on trouve tout et n’importe quoi. Surtout n’importe quoi. Cela va des téléviseurs LED au lustre de salon, en passant par les produits de quincaillerie et… les cure-dents ! Un bazar immense, où les loyers ont dépassé l’entendement. « Même les escaliers des maisons et des bazars sont loués de 20 000 à 50 000 DA le mois », nous affirmera « notre guide, un Eulmi de souche, ancienne star de l’équipe de football locale, le MCEE.

« Nous sommes plus grand qu’El Hamiz », nous dira un commerçant sur place, très fier de croire que le bazar d’El Eulma est sur la première place du podium. Très disert dès qu’il faut discuter avec un client, une omerta invisible mais très perceptible, s’installe chez les commerçants quand on décline sa profession et la raison de notre visite : la nouvelle loi sur les importations. « La nouvelle loi sur l’importation ? Désolé, je n’y comprends rien du tout. Le patron est en Chine, je ne suis qu’un vendeur. » Un leitmotiv qui revient chaque fois qu’on demande un avis sur la loi de Tebboune qui a établi une liste des produits interdits à l’importation. Nous ne nous décourageons pas et nous repartons à l’assaut des « absents», jusqu’à ce que nous apercevions un importateur de plastique fini, le patron. A notre grande surprise, il nous dira qu’il n’est qu’un employé et que le patron est… « en Chine », lui rétorquai-je. « Oui, c’est ça », nous répondra-t-il, bien qu’il sache pertinemment que notre accompagnateur le connaît très bien. D’ailleurs, ce dernier nous dira que notre interlocuteur est l’un des rares Eulmis parmi les grands importateurs. « C’est un milliardaire. Il fournit plusieurs directions et ministères à Alger. Il possède aussi un hôtel à El Eulma, un autre à Sétif, et deux « étoiles » à Alger.

A partir de là, nous comprendrons que le patron est toujours en Chine, même s’il se trouve à El Eulma! Notre guide nous fera comprendre aussi que les patrons, « en grande majorité », sont de Bordj Bou-Arréridj, de Ghardaïa, d’El Oued et d’Alger. Très peu sont natifs d’El Eulma.

Il faudra attendre l’après-midi pour qu’un importateur nous contacte au téléphone. Nous avons bien fait de laisser notre numéro à chaque passage dans un magasin !

« Écoutez, je n’ai pas pu vous parler tout à l’heure parce que nous ne le faisons jamais ni avec les journalistes ni avec les agents du fisc. Je vous appelle en numéro caché pour que je ne sois pas identifié, au cas où… Et puis, les autres importateurs ne le verraient pas d’un bon œil. Sachez, ya akhi, que cette loi, ou une autre, nous n’en tenons pas compte.

Notre business se fait depuis des années au noir. Donc rien ne changera pour nous. Il n’y a que les importateurs légaux et honnêtes qui vont avoir des problèmes. Le client devra aussi payer plus cher le produit interdit à l’importation, car nous devrons payer une tchipa plus importante au niveau des Douanes. Prenez l’exemple de la pièce détachée usagée, la casse, comme on dit. Elle est interdite à l’importation depuis des années, et pourtant elle est là, bien présente. En tout cas, revenez dans quelques semaines et vous verrez, rien n’aura changé. » Propos glaçants, mais qui auront l’avantage de nous éclairer sur ce que tout le monde savait déjà. Les fausses déclarations et le douanier qui regarde ailleurs quand il s’agit de contrôler, ont encore de beaux jours devant eux.

« Il y a un importateur qui a tous les papiers nécessaires pour faire venir du café du Brésil. Il fait sortir à chaque commande les devises nécessaires. Et il y aura au port de Skikda des conteneurs remplis de pierres, qui ne seront jamais réceptionnés. Pas de café. Il y a transfert de devises, mais pour une importation fantôme », conclura notre importateur au téléphone. Était-il à El Eulma ou vraiment en Chine ? Nous ne le saurons jamais. Redouane, lui, n’est pas en Chine, mais en Algérie. « Mon bureau ? Il est là où se trouvent mes clients. » Transitaire depuis une dizaine d’années, il acceptera de nous parler de cette omerta chez les importateurs.

« A Dubaï, le produit le plus célèbre, c’est la fausse déclaration. Je peux vous dire qu’une écrasante majorité ici à El Eulma le fait. Le tout est possible avec une complicité au niveau des enceintes portuaires. Les fausses déclarations concernent le genre de marchandises, sur le papier de l’électroménager, mais réellement ce sont des pétards et autres produits pyrotechniques qui sont dans le conteneur. Il y a tricherie aussi sur la quantité et sur l’origine du produit. La marchandise provient de Chine, mais elle est déclarée provenir de l’Union européenne. Une histoire de taxe ».

Nous apprendrons aussi que des centaines de conteneurs ont été bloqués sur les quais des ports d’Algérie dès la signification de la liste de restriction délivrée par l’Abef (apparemment, un communiqué de la présidence a depuis libéré les marchandises commandées, et/ou réceptionnées avant la liste des produits interdits à l’exportation: ndlr). Justement, la liste tant décriée est toujours floue, « comme les lois qu’on pond chez nous sans réfléchir », nous dira un producteur de jus de fruits.

« Il est nettement spécifié que les jus de fruits sont interdits dorénavant à l’importation. C’est bien. Mais au niveau des banques et des douanes, on nous a bloqué la pâte à jus, importée, qui sert d’élément de base à notre production. Ce n’est pas un produit fini, mais une matière première », martèlera le producteur de jus de fruit, bien connu sur le territoire national. Et nous croyons savoir que Rouiba, le producteur de jus étatique est dans la même situation.

Les restrictions touchent aussi des produits finis qui sont produits intra muros, mais dont la quantité produite ne couvrira jamais les besoins nationaux. Un laboratoire pharmaceutique à Constantine, producteur d’une vingtaine de médicaments, importe une marque de dentifrice bien connue.

« J’importe une seule marque. D’autres labos importent d’autres marques. Et soudain, tout s’arrête. Il y a bien le dentifrice de Saidal et de chez quelques producteurs nationaux mais ils ne suffiront même pas à couvrir le besoin d’une wilaya. Il y a aussi le dentifrice qui traite la sensibilité des dents au froid qui n’est pas produit chez nous. Un vrai problème sanitaire va se poser. »

En attendant, le Premier ministre est en congé et se trouverait, aux dernières nouvelles, en Moldavie, après un crochet à Paris où il a rencontré son homologue français. Le ministre du Commerce, lui aussi est en congé. C’est vrai que c’est une période propice aux vacances ! Nos forêts brûlent, des bébés et des parturientes décèdent, les ports sont encombrés de produits dont on ne sait que faire, le DA dégringole sans discontinuer, et les décideurs pondent des lois anachroniques et vont faire trempette du côté nord de la Méditerranée.

Pourtant, le programme du président de la République n’a jamais été pour l’autarcie commerciale qui se dessine. Et néanmoins, l’équipe de Tebboune veut aller jusqu’au bout de sa logique, qui se résume à mettre le privé en carafe et le public en salutaire. L’expérience, depuis l’ouverture économique vers la libéralisation du commerce, a prouvé que les perfusions à répétition pour le secteur public n’a rien donné. Il fallait passer à autre chose, mais les tergiversations sont là pour nous prouver que le statu quo, pis, le recul, sont les meilleurs compagnons des statistiques du Cnes.

« Le gouvernement est en France, les Algériens en Tunisie et les Africains en Algérie », nous dira avec humour un importateur, (importateur ?), à El Eulma, quand on lui a posé la question sur la clientèle disparate du jour. « La chaleur n’explique pas tout », se contentera-t-il de conclure. Et là, nous sommes d’accord avec lui !