Présidentielle française vue d’Alger : une soirée électorale pas comme les autres

Présidentielle française vue d’Alger : une soirée électorale pas comme les autres

REPORTAGE. Les Français d’Algérie ont voté pour Emmanuel Macron à 96,6 %, mais leur forte abstention en dit long sur le malaise électoral observé lors de ce scrutin.

Les pizzas livrées sont déjà froides et autour de la table basse en cuivre les convives se concentrent sur le décompte affiché, dès 19 heures (décalage horaire oblige), sur l’écran de la télévision du salon. Quand s’affiche l’image d’Emmanuel Macron, on ne feint même pas la surprise. Sur son téléphone, l’hôte de la maison suivait les tweets de la RTBF belge qui donnait déjà les résultats bien avant les médias français. Pas de surprise, mais une sorte de soulagement et de l’inquiétude se lisent sur les visages de ce groupe de Français et de Franco-Algériens réunis entre amis pour une soirée électorale algéroise.

L’abstention, encore l’abstention

« Soulagé que ça finisse, ça a été une campagne dure », note Mathilde, mariée à un Franco-Algérien, les deux installés en Algérie depuis une dizaine d’années. « Quand même, onze millions qui ont voté pour Marine Le Pen, lâche son mari Yacine. C’est une cata, en fait. » Ce matin, son épouse l’a carrément traîné au bureau de vote au consulat général de France à Hydra, sur les hauteurs d’Alger. « Je ne comprends pas ceux qui s’abstiennent, ce n’est pas le moment de jouer à ça », tranche Mathilde. La participation a été de 24,8 % pour les Français d’Algérie (26,75 % au premier tour) et, comme attendu, c’est Emmanuel Macron qui a raflé la mise avec un score impressionnant de 96,6 %, alors que Marine Le Pen a obtenu 3,4 % des suffrages exprimés. Neyla, jeune entrepreneuse assise au bout d’un divan dans ce salon, promène son regard entre l’écran envahi par les commentateurs et son téléphone où Twitter charrie autant d’infos que d’ironie. « J’ai voté blanc, je ne me reconnais ni dans Macron et encore moins dans Le Pen. » « Oui, mais c’est irresponsable de ne pas s’engager », s’enflamme Mathilde, couvrant de sa voix les « experts » et autres politiques qui défilent sur l’écran. « Je ne veux pas être complice de ce massacre, de ce qui adviendra de cette casse sociale », rétorque une autre invitée qui s’est abstenue.

Macron, Bouteflika : quel contraste !

L’hôte algérien tente d’apaiser l’atmosphère proposant de passer au dessert et de traduire les quelques posts Facebook qui déjà saturent la Toile algérienne. Comme celui de l’écrivain algérien Miloud Yabrir qui invente l’histoire de la convocation de l’ambassadeur de France à Alger par les autorités : l’État algérien dénonce l’élection d’un homme plus jeune de plus de 40 ans que le président Bouteflika ! Une jeune Algérienne, Ryma Maria, met sur son statut « jalouse » en écrivant : « Mabrouk pour la France : un président jeune, beau, marié, qui marche sur ses deux pieds et parle à son peuple ! » Le décalage est assez violent, chez une bonne partie de l’opinion algérienne, entre le jeune huitième président français et le chef d’État algérien, 80 ans, cumulant 18 ans au pouvoir, très affaibli par la maladie, se déplaçant en fauteuil roulant et qui ne s’est pas adressé aux Algériens directement depuis… 2012 ! Le dessin du caricaturiste Dilem montre d’ailleurs un Macron étonné d’entendre Bouteflika – en Dark Vador sur un fauteuil roulant – lui dire : « Je suis ton grand-père » !

Un message peu commun de Bouteflika à Macron

Plus sérieusement, le président algérien a adressé un message de félicitation dithyrambique à Macron : « Votre élection bien méritée récompense, à bon droit, la force de votre volonté, la lucidité de votre vision et la rectitude de vos engagements. » Bouteflika, qui n’a pu rencontrer Macron lors de la visite de ce dernier à Alger à la mi-février pour raison de santé, le félicite sur sa position sur le colonialisme. Une visite qui « a déposé, pour toujours, dans le patrimoine commun de nos deux pays et au-delà la pétition de principe empreinte de courage politique et de sincérité humaine hors du commun quant à la nature irrécusablement condamnable du colonialisme ».

Coïncidence de l’histoire, la victoire de celui qui a qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité » à Alger est intervenue à la veille des commémorations des massacres du 8 mai 1945. Les Algériens, sortis manifester pour fêter la victoire des Alliés et réclamer leurs droits, se sont fait tuer en masse. À Paris, aujourd’hui, militants français et algériens, ainsi que des historiens, se rassemblent devant l’Hôtel de Ville pour « rappeler au futur chef d’État à ses responsabilités » pour la reconnaissance des crimes coloniaux.

Macron : sa promesse d’« actes forts »

Invité il y a quelques jours par Mediapart, Macron le candidat avait promis de prendre des « actes forts » et qu’il porterait « des discours forts sur cette période de notre histoire ». Macron sera-t-il un 8 mai prochain à Sétif pour rendre hommage aux victimes ? « C’est le premier chef d’État français qui est d’une autre génération que celle de la guerre d’Algérie, c’est très important quand on mène une politique », soutient un ancien ministre.

Et Marine Le Pen ?

« Et aussi, pour Alger, c’est Le Pen qui a perdu, ce n’est pas seulement une victoire pour Macron, enfin pour cette fois-ci », appuie le même ex-haut cadre de l’État. Dans la soirée électorale au centre-ville d’Alger, les discussions se sont animées. « Oui, Le Pen a perdu, mais elle sera plus forte en 2022 », « Non, la résistance s’organisera », « Et bien, dans ce cas, moi, je reste ici en Algérie, je ne rentre plus »… Le téléphone sonne alors que les invités s’apprêtent à partir. C’est la mère de l’hôte algérien :

– Ça se passe bien avec tes invités ? Ils sont soulagés de ne pas avoir Le Pen, n’est-ce pas ?

– Ben, oui et non, beaucoup ne veulent ni de l’autre…

– Ah bon ? Eh bien, si aucun des deux ne leur plaît, on leur passe Bouteflika, là, ils l’auront très, très longtemps et sans discussions possibles.