Le porte parole de la chanson Kabyle engagée
El Mahna est sans doute la chanson phare de toute l’oeuvre sentimentale de Lounès Matoub. Il s’agit d’un hymne à l’amour. Un cri indicible d’un coeur déchiré, d’une âme désespérée mais d’un homme sincère. Pourtant, les belles chansons d’amour chez Matoub foisonnent. Lounès se fait remarquer dans ce domaine. Il a la particularité d’avoir chanté sa propre histoire d’amour. C’est la première et unique fois qu’un artiste kabyle chante publiquement ses déboires avec sa propre femme. Durant la deuxième étape de sa carrière, qui commence avec la chanson mythique Tarewla, Matoub défile le film de son amour comme dans un interminable feuilleton, avec moult rebondissements et où chaque épisode ne ressemble pas à l’autre même si l’histoire est la même. De Tarewla (1989) jusqu’à Iniyid kan (1998), il a tenté de combattre et de comprendre cet amour, qui le hante, sans y parvenir. Même quand il croit qu’il s’en est délivré, il ne manque pas d’y rebondir. Son refus d’oublier, tel qu’il l’exprime dans la chanson Iniyid kan, est volontaire. L’amour conté par Lounès est plein de contradictions. Et comment pouvait-il en être autrement puisque l’amour n’est déjà et avant tout qu’une illusion. Mais une illusion utile qui sert à apprendre et à comprendre. Matoub plonge profondément dans son âme pour tenter d’explorer l’insondable. Quand on le voit sous la casquette de militant et de combattant, il est évident de s’étonner devant les élans de coeur qui émanent de ses chansons d’amour. Derrière l’homme coléreux et rebelle, peut-il donc se cacher un être tendre, sensible et fidèle? La presse et les analystes ont souvent focalisé sur son côté révolté, en oubliant d’évoquer l’amour qui bouillonnait dans ses entrailles. Cette omission ne constitue pas une tare dès lors que l’actualité a toujours exigé que la primeur soit accordée au militant. Pourtant, la rébellion de Matoub a un soubassement affectif immense.
Cette particularité explique la manière orageuse avec laquelle il a vécu et chanté son histoire d’amour avec sa première épouse et son grand amour, l’amour de sa vie. Il justifie l’attachement viscéral et inénarrable à la femme aimée. Etre possédé à ce point par la même femme et avouer publiquement son incapacité à s’en départir, constitue l’une de ses différences.
En relatant son idylle, Matoub partage la poire en deux. Il admet ses imperfections, chose rare dans la poésie kabyle où c’est toujours la femme qui est fautive. Il confesse que, si son amour s’est ruiné, c’est en grande partie à cause de ses excès et de sa fuite en avant. C’est tellement rare dans la culture de la société kabyle, encore moins dans la poésie de la même langue qu’un amoureux fasse son mea-culpa, d’autant plus publiquement. La femme aimée cherche la protection. Il lui offre la guerre. Ils se sont séparés dans une période difficile, au cours de laquelle Matoub est blessé par balle suite aux événements d’octobre 1988.
Le déclic dans sa carrière artistique et dans sa vie s’effectue en octobre 1988. Quand il se réveille de son lit d’hôpital, il aperçoit que son amour s’est envolé sans l’avertir. Le choc est tel qu’il compose, pour la première fois dans sa carrière, tout un album consacré à la thématique sentimentale. L’album dont il est question est constitué de quatre chansons autobiographiques et émouvantes (la cinquième étant politique), débordant de courroux et d’affection. Matoub passe allègrement de la tendresse à la colère, du rêve au mépris et de la compassion aux remontrances. Cet album est sorti en 1991. Matoub vient d’inaugurer une nouvelle ère dans la chanson d’amour. Matoub évoque une passion immuable, celle de sa femme. Il dit l’amour comme on parlerait de l’amitié. Aucune allusion n’est faite à la beauté physique de la femme que vantent la majorité, sinon tous les poètes. Chez lui, l’amour est plus profond que les yeux bleus ou une chevelure dorée. L’aspect superficiel n’est qu’ornement; l’amour est tout, sauf une question de physionomie et d’allure. Chez Matoub, l’érotisme, qui fut un cheval de bataille pour tous les poètes l’ayant précédé, est banni. Quand il fait allusion à un aspect physique de la femme, c’est dans le but de désigner cette dernière et non pas pour faire l’éloge de son aspect extérieur. En parlant de la femme, Lounès s’intéresse au côté intérieur de celle-ci. Le but des vers où il fait allusion à la beauté n’est pas tant de dire du bien de la beauté physique de l’aimée mais l’objectif consiste à décrire les blessures laissées par la séparation et l’éloignement. C’est le cas dans ces vers:
Aimée aux cils gracieux, montre-moi ton visage
Je t’en supplie, à ta fenêtre apparais!
J’ai en moi enfoui ton regard
Ancienne est notre séparation
Même toi mariée, entourée de tes enfants
Mon coeur en son amour est demeuré tel
Ton nom sur ma chair est gravé
Tu me hantes, fine beauté
Le sens que Matoub attribue au sentiment amoureux n’est pas du tout l’amour idéalisé ou rêvé. L’histoire d’amour de Matoub est réelle et réaliste. Le fait qu’elle soit vécue, lui confère un sens plus distingué. L’amour, c’est la vie partagée, des épreuves la main dans la main, l’entente et la mésentente, le bonheur et la souffrance, l’union et la rupture. C’est la définition que Matoub tente de donner au sujet de l’amour. L’amour, Matoub la résume dans cet extrait:
Tourments et angoisses ne sont rien
Ni l’oppression de la vie ne nous pèse
Et les malheurs non plus ne sont rien
Nos supplices sont un air de chanson
Qui offre la sagesse
A l’homme dénué de tendresse
Elle n’a pas sombré, ni ne s’égarera
Dans un galetas ou dans l’infini
La vérité de l’amour durable
Ces vers font partie d’une chanson de son dernier album posthume. Mais bien avant, au tout début de sa carrière. Matoub clamait au sujet du vrai amour:
Nous avons goûté à l’arbre des tourments,
A notre insu
Avec abnégation nous combattrons nos colères
Malgré les feintes
Tous deux nous rencontrerons le malheur
Rien ne brisa les fers de l’honneur
Le tranchant de l’épée ne nous a pas traversés
Cette ère de souffrance nous saisit au dépourvu
Matoub Lounès appréhende le sentiment amoureux en profondeur. Il ne chante pas un amour idéalisé non vécu, comme c’est souvent le cas. Son amour à lui est palpable et vrai: «C’est un amour réel, naturel, pas une idée mais un fait».
Tantôt, il idéalise; souvent il est réaliste, comme c’est le cas en déplorant l’incapacité de la femme aimée à lui appartenir puisque, elle-même, ne s’appartient plus, ayant des enfants avec un autre.
Dans un autre texte, il revient à de meilleurs sentiments pour dire que, même avec des enfants, il ne pourra pas l’oublier. Il confirme l’enracinement sacré du sentiment amoureux. On peut continuer d’aimer même en l’absence de l’aimée. L’amour est dans le coeur. Mais est-ce vrai? Le poète laisse libre cours à ses illusions pour supporter l’invivable:
Bien que mon pied vacille au bord de la tombe
L’espérance n’a point déserté ma cervelle
Certes, je sais que cela ne sera pas
Mais je crois que tu reviendras auprès de moi
Bien que je sache que c’est la fin de tout
Je nourris mon coeur de patience
J’invente pour lui ce qui n’est pas…
L’amour survit aux plus dures épreuves. Il demeure après les tempêtes. Même l’éloignement ne peut pas l’emporter. Bien au contraire, lorsqu’il est solide, il se raffermit dans l’absence. L’amoureux est hanté par la personne aimée, de jour comme de nuit. Matoub nous apprend que nous pouvons tomber amoureux à quarante ans. Il nous enseigne qu’après avoir pleuré un amour pendant dix ans, nous pouvons l’effacer en une seconde et le remplacer grâce à l’espoir et à la sincérité. Il ne le dit pas sans les contradictions naturelles et inévitables en de telles situations.
De 1991 à 1998, Matoub a produit vingt-cinq chansons d’amour. La spécificité dans les poèmes qui accompagnent ses mélodies, se situe d’abord dans le fait qu’il s’agit globalement du vécu de l’auteur. Ce dernier chante à la première personne. Dans le fameux album El mahna, le thème n’est pas aussi simple qu’il n’y parait en écoutant les chansons pour la première fois. Dans ces textes, Matoub ne fait que dire autrement ses sentiments. Sa force poétique lui permet de relater la même histoire plus d’une fois, en usant d’angles d’attaque variés et sans redire les mêmes choses. Aucun ressassement ne peut être déploré.
Matoub fait preuve d’une imagination féconde. Dans la chanson: Si daw uzekka, tighriw, il imagine qu’il n’est plus de ce monde. Du fond de sa tombe, il adresse à l’aimée des messages plus virulents. Il se montre sévère et rancunier. Il culpabilise la partenaire en utilisant un langage dur et insurgé. Il fait usage d’expressions acerbes. Autant Lounès est révolté dans son jugement ici, autant il est tendre et clément dans Tuzma N’temzi.
Le poète ne fait que décrire la réalité. L’amour est un sentiment doté d’une force capable de générer une multitude de réactions aussi contradictoires les unes que les autres.
D’une minute à l’autre, on passe sans savoir trop comment, de l’adulation extrême à la culpabilisation sans merci.
Les larmes de ton corps, tu les pleureras toutes
L’obscurité des regrets sur toi s’abattra
La porte que tu ouvriras, tu oublieras
Si elle aborde à la clarté ou sur un désert de ténèbres
La récolte féconde qui faisait ta morgue
Ö calamité!
La grêle la saccagera
Tu entreras en délire, tu déclineras
Ton chemin sera chemin d’égarement
Chez Matoub, l’amour est conflit. Il est à la fois source de félicité et de déchéance. C’est aussi une grande source d’inspiration.