Belkacem Boukherouf, économiste, à l’Expression : “Les accords entre le Qatar et l’Algérie ne seront pas affectés”

Belkacem Boukherouf, économiste, à l’Expression : “Les accords entre le Qatar et l’Algérie ne seront pas affectés”

Dans cette interview, notre économiste revient sur le rôle du Qatar et son poids dans le monde et minimise les effets de son isolation diplomatique sur ses accords avec l’Algérie.

L’Expression: Le Qatar a pris des allures de puissance régionale ces trois dernières années. Mais, sa brutale isolation laisse penser qu’il s’agit d’un géant aux pieds d’argile. Les raisons proclamées de cette isolation est un «présumé soutien au terrorisme de ce pays. Mais, selon certains spécialistes du Moyen-Orient, les mobiles sont aussi économiques, le Qatar étant l’un des plus grands investisseurs hors frontières dans le monde? Qu’en est-il selon vous?

Belkacem Boukherouf: Il faut rappeler que depuis plusieurs années, l’exponentielle évolution de la place qatarie dans les jeux géopolitiques du monde a interloqué, pour ne pas dire inquiété, bien des observateurs.Le Qatar est un cas atypique qui a marqué une rupture avec les théories traditionnelles de la puissance des Etats selon laquelle la place d’un Etat sur l’échiquier international dépendrait de l’étendue de son territoire et ce qu’il contient comme richesses. Or, le Qatar est, géographiquement, un micro-Etat avec ses 11.521 km2 et ses 220.000 nationaux sur un total de 2,3 millions d’habitants. Certains analystes le qualifient même de «paradoxe géopolitique» ou d’«anomalie géoéconomique», au vu de son ascension fulgurante sur la scène politique internationale, fruit d’un volontarisme politico-économique porté par une nouvelle et jeune génération de gouvernants arrivée au pouvoir depuis 1995.

La devise étant celle de s’imposer par le «soft power», consistant à agir sur des terrains de prestige et de séduction en lieu et place des formes traditionnelles de puissance, telles que la puissance militaire ou la grandeur économique. Le Qatar a opté pour une stratégie offensive d’acquisitions dans divers domaines, tels le sport, les médias, le marché de l’art, l’hôtellerie,…etc. Ses ressources financières abondantes générées par le sous-sol gazier le plus prolifique du monde lui permet de mobiliser des ressources financières importantes pour faire aussi bien du commerce que du lobbying politique et diplomatique (l’attribution par la FIFA à ce micro-Etat de l’organisation de la Coupe du monde 2022 est la parfaite illustration de cette stratégie offensive de lobbying).

Cela réussissait bien tant que cela ne touchait pas aux intérêts de grandes puissances de la région comme le mastodonte saoudien ou son outsider émirati. Mais c’était sans compter sur une compétition historique entre ces différentes Etats-tribus qui se partagent le pouvoir et la richesse dans cette région sensible du monde; longtemps traversée par des clivages assez marqués, de nature religieuse entre les sunnites et les chiites ou de nature politique entre islamistes et nationalistes. Ceci pour comprendre que l’équilibre a toujours été fragile et difficilement tenable. Le «Qatar Ban», traduit par une rupture diplomatique d’avec cinq puissances de la région en plus des Maldives était prévisible au vu de la volonté de la nouvelle administration américaine à redistribuer les cartes dans la région, entrant dans sa prétendue nouvelle stratégie de lutte contre le terrorisme.

Le reproche officiel, avancé médiatiquement, contre le Qatar est celui d’un soutien actif aux mouvements islamistes et terroristes. Ce n’est pas faux puisque l’Emirat qatari a souvent agi dans la voie du soutien des opposants aux régimes de la région: l’opposition bahreïnie, les Houthis du Yémen, les résistants saoudiens de la région de Qatif et les Frères musulmans d’Egypte et surtout l’Etat islamique en Syrie.

Mais la raison apparente peut en être totalement autre: en opérant de la sorte, l’administration américaine gagnerait par l’isolation et l’affaiblissement de l’Iran qui semble reprendre ses forces économiques et diplomatiques (avec la réintégration de l’Opep et la reprise de ses quotas de vente de pétrole) et les Etats ayant rompu avec le Qatar réduiraient la puissance de cet Etat et limiteraient son opportunisme diplomatique. Cette offensive diplomatique et économique risque de perturber grandement l’économie de l’Emirat qatari d’autant plus que le Qatar est fortement tributaire des expéditions alimentaires provenant de l’Arabie saoudite.

Cette situation de crise au Moyen-Orient mine l’accord de l’Opep et même la cohésion de cette organisation. Quel avenir prévoyez-vous pour le marché pétrolier mondial à l’aune de cette crise et les répercussions d’une éventuelle crise de celui-ci sur l’Algérie qui en dépend dans une très large mesure?

Ce séisme diplomatique, que vit la région du Moyen-Orient, a provoqué le jour même une onde de choc sur le marché pétrolier puisque les prix ont connu une hausse à la faveur notamment de la baisse du dollar, avant de replier à la baisse. Un comportement assez naturel sur un marché assez sensible à l’information politique et aux relations diplomatiques entre pays. Malgré les assurances de Vladimir Voronkov, représentant permanent de l’Opep auprès des organisations internationales, quant à l’effet limité à long terme de cette crise sur le marché pétrolier et sur l’accord de l’Opep, il n’en demeure pas moins que le marché connaîtra une instabilité certaine d’autant plus que le principal acteur de l’organisation, l’Arabie saoudite en l’occurrence, est le belligérant principal dans ce conflit du «Qatar Ban». Le maintien de l’accord dépendra de l’intensité de l’action diplomatique des membres de l’organisation arrangés par le contenu de l’accord.

Mais si l’on se fie aux conséquences actuellement avantageuses de ce conflit, l’on imagine que plusieurs Etats opteraient pour une posture passive qui laisserait les choses se faire. Une démarche opportuniste commercialement porteuse à court terme, mais politiquement désastreuse à long terme. Le Qatar, qui est aux commandes de l’Opep via son ministre de l’Energie, Mohammed Al-Saâda, va, en tout pragmatisme, tenter d’appliquer celui-ci au sein de l’organisation pour ne pas perdre davantage de partenaires; les cinq acteurs en rupture de ban avec lui étant déjà membres de l’organisation. Aussi, il faut attendre la suite de ce conflit et ses éventuelles extensions vers l’Iran pour comprendre plus amplement l’étendue des conséquences sur le marché pétrolier et sa principale organisation régulatrice, l’Opep en l’occurrence. Comme tous les pays membres, l’Algérie serait affectée par tout bouleversement qu’aura à subir l’accord des suites de cette crise géopolitique qui «met aux becs» le géant mondial du pétrole, l’Arabie saoudite et le géant mondial du gaz, le Qatar, tous deux acteurs essentiels et déterminants de l’Opep.

L’Algérie et le Qatar ont lancé un mégaprojet, le complexe sidérurgique de Bellara, d’un coût de près de 2 milliards de dollars pour la production et la commercialisation de quatre millions de tonnes de produits de sidérurgie. Si jamais le sort du Qatar venait à être scellé, est-ce que ce projet serait touché?

Il faut savoir que le Qatar agit via son fonds souverain Qatar Investment Authority – QIA a procédé, depuis des années, à des investissements et des placements dans plusieurs pays aux quatre coins du monde. L’Algérie n’est pas le seul partenaire de l’Etat péninsulaire. Une crise diplomatique et politique ne met pas fin aux partenariats entre Etats et aux investissements du pays cible.

Elle peut probablement induire un ralentissement du rythme des échanges entre des partenaires, mais jamais leur rupture définitive. Il n’en demeure pas moins que l’Algérie doit rester prudente et attentive à l’évolution de la crise entre les différents Etats, tout aussi importants les uns que les autres. D’ailleurs, la posture conciliatrice et médiane de l’Algérie dans ce conflit est dictée essentiellement par l’intensité des échanges et des rapports commerciaux avec le Qatar d’une part et le poids des transactions diplomatiques notamment avec l’Arabie saoudite et l’Egypte d’autre part. Il faut aussi noter que les projets en commun lancés avec le Qatar présentent beaucoup de zones d’ombre et ont suscité les critiques de plusieurs acteurs politiques et économiques du pays qui y ont vu un bradage, au profit de cette pétromonarchie, de plusieurs actifs industriels au détriment des prétendants locaux.

Qu’en est-il des deux autres projets qui font l’objet d’un accord entre l’Algérie et le Qatar, à savoir l’acquisition de deux méthaniers GNL d’une capacité de 117.000 m3 chacun et d’un coût global de 450 millions de dollars, la réalisation d’une unité d’ammoniaque pour la production d’acide nitrique, de nitrate d’ammonium et d’engrais azoté d’un coût global de 2 milliards de dollars?

Il y a rarement une remise en cause radicale d’accord commerciaux entre Etats, en cas de crise politique ou diplomatique. Le partenariat et la stratégie commune de développement peuvent subir les contrecoups d’une crise, mais pas les actes commerciaux déjà signés ou approuvés. La diplomatie économique a cela pour rôle: préserver les intérêts du pays auprès des pays partenaires et l’Algérie le fera d’autant plus qu’elle est engagée via le Fonds national d’investissement qui demeure une institution étatique rattaché au gouvernement. C’est une question de souveraineté que de ne pas abandonner de tels projets. Mais cette crise vient nous rappeler une évidence: il serait toujours bon de privilégier le partenaire national dans la réalisation des investissements ou la cession d’actifs industriels. C’est moins risqué économiquement et moins coûteux financièrement.