Al Andalous, mythe et réalité

Al Andalous, mythe et réalité

On sait bien qu’Al Andalous est loin de se résumer à la définition géographique qui est l’essentiel de sa (fausse) traduction en français : l’Andalousie. D’abord parce qu’ Al Andalous a occupé pendant des siècles une bien plus grande partie de l’Espagne que ne le fait l’Andalousie actuelle bien que l’on retrouve dans les deux les mêmes noms de villes, Grenade, Séville et Cordoue.

Ensuite et surtout parce que Al Andalous est bien autre chose qu’un territoire, c’est un Etat, une histoire, une civilisation. En général on en connaît surtout la date finale, celle de la chute de Grenade en 1492, mais cette manière de commencer par la fin fait partie des paradoxes qui ne peuvent manquer d’attirer l’attention ! Si l’on voulait donner d’autres dates que celle-là, on serait amené à parcourir l’histoire d’un royaume qui a duré plus sept siècles et demi (la conquête arabe a commence en 711) et qui a laissé des traces jusqu’à nos jours aussi bien dans l’imaginaire que dans les mémoires.

On sait aussi qu’il s’agissait d’un royaume arabe et musulman, mais c’est ici que commencent les complexités qui font tout l’intérêt d’Al Andalous et donnent lieu à une grande diversité d’attitudes à son égard. Ce royaume arabe installé en Espagne par des troupes très largement berbères y trouva des restes d’une occupation de quelques siècles par les Wisigoths mais aussi une importante population de Juifs qui contribuèrent sans doute à les accueillir sur ces territoires. L’Occident du monde arabe ne pouvait manquer de se distinguer de plus en plus de son Orient.

Au bout de quelques siècles d’existence il lui fallut vivre sous la menace constante des Chrétiens qui occupaient le nord de l’Espagne et qui avaient entrepris très vite ce qu’ils considéraient comme une reconquête de leur pays sous le nom espagnol de Reconquista (en arabe istirdad). Ces faits étant connus, ce n’est pas à leur propos qu’il peut y avoir contestation ou débats.

La différence d’interprétation porte principalement sur ce qu’a été le mode de vie des populations d’Al Andalous, elle passe par des représentations récentes autant et plus que sur des réalités historiques, et l’on peut d’ailleurs préciser ce que récentes signifie ici. De nos jours le monde arabe occidental est constitué par les pays du Maghreb, depuis qu’ils sont devenus indépendants–disons, en gros, une soixantaine d’années. On peut imaginer que mises à part les urgences du moment, la question allait se poser à eux de savoir s’ils se considéraient comme les héritiers d’Al Andalous, ou pas vraiment. En fait, c’est plutôt la deuxième réponse, ou réponse négative, qu’on croit constater.

Pour les jeunes Etats maghrébins portés par l’enthousiasme de leur victoire sur le colonisateur, il n’était guère opportun de revendiquer l’héritage d’un royaume situé en Europe et surtout connu pour sa défaite finale (Ah ! le lâche Boabdil, quel piètre ancêtre que voilà !). Mais c’est surtout l’héritage culturel et spirituel qui risquait de ne pas être en accord avec l’idéologie des Nouveaux Etats nationaux, dont les chefs n’ont sans doute pas vu ce qu’ils pouvaient y puiser d’utile et d’intéressant pour eux. Les nouvelles nations arabes ne se sont pas senties descendantes d’Al Andalous–ce que d’aucuns, connaissant la richesse de cette culture, ne pouvaient manquer de déplorer. A y regarder de plus près, on trouverait sans doute des étapes dans cette revendication culturelle, mêlant volontairement le mythe à des réalités.

Au commencement était le mythe, dont on trouvera par exemple des images poétiques chez le conteur et cinéaste tunisien Nacer Khemir. Al Andalous est dans son œuvre (que l’on pense par exemple au film qu’il a tiré du Collier perdu de la colombe) le pays d’un rêve harmonieux, d’une grande beauté esthétique, d’où toute agressivité semble exclue. Ce dernier point est très important dans ce qu’on pourrait appeler l’utopie andalouse: il y règne un état de grâce qui donne aux âmes en peine, quelle que soit la cause de leur peine, une envie éperdue de fuir vers ce monde heureux. Et nul n’en a mieux parlé que Jacques Berque, dans ces quelques formules devenues célèbres : « des Andalousies toujours recommencées dont nous portons en nous à la fois les décombres amoncelés et l’inlassable espérance ».

Pour passer au fait le plus récent, et qui est à l’origine de cette réflexion, c’est incontestablement, en cette année 2017, la publication par l’écrivain algérien arabophone Waciny Laredj de son gros roman La Maison andalouse, inspiré par un état d’esprit qui est exactement l’inverse de celui dont on parlait plus haut à propos des Etats nationaux du Maghreb. Le romancier nous parle d’une maison qui comme le titre l’indique est le personnage principal de son livre : elle a été conçue dans l’Espagne encore musulmane mais juste avant sa prise en main par les Rois catholiques.

Parmi les expulsés, Waciny Laredj confond volontairement musulmans et juifs, groupes qui porteront désormais des noms indiquant leur origine, Morisques pour les premiers, Marranes pour les seconds. Si l’on veut préciser les choses, la maison aurait été conçue et construite par un Morisque pour une Marrane sa bien aimée, mais ce qui compte est la longue histoire qui va suivre et qui va se passer pendant plusieurs siècles dans ce qu’on appelait alors la Régence d’Alger.

Cet héritage, où l’on peut voir le symbole de l’Algérie tout entière, survit tant bien que mal à tous les avatars historiques, les plus graves étant les plus récents, et pour le dire nettement, selon Waciny Laredj, ces derniers sont le fait de l’Algérie indépendante, où certains véritablement s’acharnent à faire disparaître la maison. Affaire de gros sous, dira-t-on très trivialement, puisque des promoteurs veulent faire construire une tour immense sur son emplacement, sur un modèle emprunté à quelques pays du Machrek. L’origine andalouse de la maison s’oppose en tout point à cette référence, en sorte qu’on ne peut douter du fait qu’il s’agit aussi d’un combat idéologique.

Waciny Laredj insiste sur la tolérance–on pourrait même dire l’indifférenciation– religieuse qui fait partie de la tradition andalouse, mais c’est en fait de toute une culture qu’il s’agit et l’on comprend à quel point elle est gravement menacée, peut-être même en voie de disparition si ce n’est dans quelques très rares esprits.

Le message de ce livre n’est pas éloigné de celui qu’on pouvait trouver il y a quelques années déjà dans le roman d’Amin Zaoui, Le dernier Juif de Tamentit. Il s’agissait également de retracer plusieurs siècles d’histoire, pour montrer comment tout un héritage culturel de tolérance et de cohabitation pacifique s’est trouvé à date récente balayé par un discours idéologique recouvrant des enjeux politiques pernicieux. Rien d’étonnant à ce que les écrivains soient à la pointe du combat culturel et l’on est heureux qu’il soit mené par francophones ou arabophones aussi bien.