Notre reporter Makhlouf Aït Ziane s’en est allé sur le champ même des opérations et en compagnie de l’équipe du Samu constater de visu et en nocturne, tous les efforts déployés par les bénévoles à l’effet de soulager la misère humaine, sinon la détresse sociale. Il raconte ici tout ce qu’il a vu et entendu aussi bien côté responsables que côté SDF. Histoire de faire la part des choses et rapporter fidèlement les faits. Lisez plutôt…
Dans la soirée de mercredi dernier, à 21H30, une nuit semblable à toutes les autres. Un froid de canard sévit dans l’Algérois. C’est l’heure de départ du groupe Samu social d’Alger, composé de psychologues, d’éducateurs et éducatrices, qui partent à la rencontre des hommes et des femmes vivant dans un monde différent du nôtre : les SDF (sans domicile fixe). Nous sommes en plein cœur de l’hiver en ce 15 février. La pluie tombe sans discontinuer sur la capitale. Le froid est devenu le maître absolu. A l’extérieur tout est quasiment désert. Deux bus, une ambulance et une voiture bien équipée pour faire cette virée nocturne dans les différentes artères de la capitale. Pour mettre à l’abri du froid glacial ces SDF, des bus chargés : du café, des gâteaux et des couvertures. «Nous n’avons pas une minute à perdre. L’heure de l’aventure commence», lance Azazane Benouda, premier responsable du Samu d’Algérie.
En route vers Alger : 21h45. Le cortège s’ébranle vers Alger- Centre. Un circuit tracé nous conduit aux différents lieux de prédilection des sans-abri. Le thermomètre affiche -2 °C en «ressenti». L’air glacial rend la situation des SDF certainement plus dangereuse.
Cela exige de les inciter à se mettre à l’abri, les réchauffer, les soutenir, les soulager. Mais ce qui a attiré notre attention, c’est que les six bénévoles n’ont pas froid aux yeux.Toujours souriants, on les croirait vraiment le cœur en fête. «Déjà quatre ans que j’exerce ce métier. Je suis un habitué», souligne Souhila, éducatrice. «On a noué de bonnes relations avec ces sans-abri, devenus nos amis», ajoute-t-elle. En cours de route, le premier responsable du Samu nous apprendra que «habituellement, nous faisons trois tournées dans la semaine. Pendant la période de froid extrême, la tournée a lieu chaque soir. »
A la rencontre des SDF : Une dizaine de minutes après le départ, le premier arrêt est à Didouche-Mourad. Un quinquagénaire dort sur des cartons, emmitouflé dans sa couverture, les cheveux en bataille et une barbe de plusieurs jours. Il connaît l’éducatrice, mais le photographe l’intrigue. « Je ne veux pas que vous me photographiez. Tout le monde va voir ma photo sur le journal. », hurle-t-il. Après une brève discussion, le vieux refuse de répondre à nos questions. Avant de revenir à de meilleurs sentiments : « Je couche dehors depuis maintenant plus de deux ans. J’ai beaucoup d’enfants et j’ai divorcé plus de cinq fois. Pour raconter mon histoire, il faudrait beaucoup de temps». Le vieux accepte volontiers une tisane bien chaude et une couverture, mais refuse d’aller à Birkhadem.
Le convoi poursuit sa route. Quelques mètres plus loin, nous nous arrêtons. Deux jeunes SDF, la vingtaine entamée, dorment sur une banquette, en croisant leurs pieds pour se réchauffer. Le désespoir se lit sur leurs visages. L’un d’eux refuse de venir avec nous. Encore moins de se laisser photographier. «Je ne viens pas avec vous au centre, hier soir on m’a tabassé. Regarde mon œil. Non, j’ai peur! », nous dit le jeune homme. Il accepte de boire un thé chaud, des gâteaux et une couverture. Soit le kit complet. Selon l’une des psychologues, «d’habitude c’est lui qui demande de venir avec nous, mais, cette fois-ci, je ne sais pas pourquoi il a refusé, avec ce froid glacial. «Le choc a dû être violent pour cette frange de la société», relève Billel le photographe.
Rencontré du côté de la Grande Poste, Sadoud Djamel, de Bologhine, un SDF connu du centre d’hébergement et d’accueil. Agé de 28 ans à peine, il s’est retrouvé dehors à l’âge de deux ans, en compagnie de sa mère. D’une voixt triste, il nous a confié que sa mère «est morte dans la rue. Nous n’avions pas où aller. Depuis la mort de ma mère, je me suis retrouvé seul sur cette planète. Je vais mourir certainement dehors, comme ma mère», se lamente, le cœur brisé, notre interlocuteur. Djamel a accepté de nous accompagner. Le destin lui tourne le dos. Le chagrin ne le quitte pas. Celui-ci est devenu alors son ami intime, surtout depuis la mort de sa mère. L’envie nous prend de poser un tas de questions à cette personne qui mérite sans doute de la tendresse et de l’aide, bien que la misère le poursuive comme une guigne… Mais il a quand même pu résister.
Au square Port-Saïd, un brouillard épais envahit les lieux qui deviennent alors difficilement repérables. Quatre SDF dorment sur des cartons, venant de différentes régions du pays, à la rechercher d’un travail. Messaoud, de Jijel, n’a pourtant que 37 ans. Un large sourire nous permet d’admirer sa très belle dentition. Malheureusement son visage ridé donne l’impression qu’il fait plus que son âge. «J’ai remué ciel et terre pour dénicher un job mais en vain», nous confie-t-il. La vie de ces gens changera- t-elle un jour ? Quel avenir les attend ? Les sans domicile fixe, qui ont eu la chance d’être secourus puis hébergés dans les locaux du Samu social, souhaiteraient que les autorités leur trouvent des solutions pour ne pas s’éterniser dans les centres d’hébergement ou errer dans les quartiers de la capitale et sa périphérie.
De faux SDF en quête de fortune… : Lors de notre virée, nous avons remarqué pas mal de phénomènes. Il y a des gens qui se comportent comme des SDF à des fins d’escroquerie. Des faux SDF à la recherche du gain facile. Ils viennent juste pour récupérer les couvertures. Ils connaissent tous les programmes des convois du Samu. Chaque jour ils changent d’endroit. «Nous ne pouvons pas déposer plainte contre eux parce qu’il n’y a pas de loi qui réprime de tels agissements», souligne le responsable du Samu. Le pire c’est qu’il y a des familles qui n’hésitent pas à envoyer leurs enfants dans différents endroits pour tenter d’obtenir des vêtements distribués par cet organisme humanitaire. «Il faut adopter une stratégie nationale pour mettre fin à ce genre de pratiques», souligne l’un des membres du Samu. Avant d’ajouter que « ce n’est pas facile de distinguer les faux SDF des vrais. Les services concernés doivent mettre en place des moyens pour les repérer et les présenter à la justice». Minuit passé. L’équipe du Samu s’apprête à présent à rentrer au centre d’hébergement d’urgence.
Comme de coutume, «les amis des malheureux» rejoignent le siège social avec une grande détermination et la conscience du devoir accompli. En attendant la prochaine…
M.A.Z.
Elle déambule avec son enfant dans l’Algérois
Djazia, une vie et un destin. Belle comme le jour, elle a cru vivre sa vie, sa belle vie. Avant de se retrouver, brusquement, entre les mailles d’une société intolérante. On lui a prédit un avenir radieux à même de rivaliser avec les plus belles des top-modèles et les plus intellos. «La déesse kabyle», comme la surnom- ment les siens, est, désormais, «à la croisée des chemins et à la recherche du temps perdu». La trentaine à peine entamée, sa souffrance est déjà double. Être SDF n’est peut-être pas une fatalité, mais déambuler dans les rues accompagnée de son bébé, «enfant de l’erreur», terrifie l’institutrice jusqu’à l’insomnie. «Même épuisée, mes yeux peinent à se fermer. Le remords d’avoir enfanté ne me quitte guère», affirme-t-elle, la gorge nouée. D’un quartier à l’autre, les misères de la jeune d’Azazga se suivent et se ressemblent. Elle déteste même dans son for intérieur entendre parler de son village natal, lieu où a été commis l’irréparable. Djazia a quitté la Kabylie. Mais elle compte y retourner dès que possible. Un appel de sa maman lui a donné à réfléchir.
M.A.Z.
Une enquête nationale sera lancée prochainement
«Pour réduire le phénomène de la mendicité et les SDF, une enquête nationale sera lancée prochainement». C’est ce qu’a indiqué M. Azazane Benouda, responsable de Samu Algérie. Il a précisé que «cette enquête sera réalisée durant un an». Du fait qu’il y a plusieurs familles qui considèrent la mendicité comme un métier, en utilisant leurs enfants pour apitoyer les citoyens, le premier responsable du Samu a souligné qu’ «il est temps de trouver une solution à ce phénomène qui prend de l’ampleur dans notre société». M. Benouda a précisé dans ce contexte que «nous avons remarqué que durant la période des fêtes religieuses, il y a beaucoup de familles qui demandent l’aumône. En utilisant celles-ci comme un moyen pour jouer sur la sensibilité des gens. A partir de ce constat, nous avons demandé au ministère de la Solidarité d’adopter une stratégie afin d’identifier ceux qui sont les vrais et les faux mendiants». Avant d’ajouter qu’ «après cette enquête, un fichier sera mis en place pour recenser toutes les personnes qui sont véritablement dans le besoin».
M.A.Z.
Azazane Benouda, responsable national du Samu social d’AlgErIE, à El Moudjahid
«Il est trop tôt pour dresser un bilan…»
Depuis le début février, l’hiver s’est installé. Le froid sibérien rend la situation critique, et les sans-abri courent un grand danger. Le Samu social, un organisme humanitaire, va à la rencontre de cette frange de la population pour la prendre en charge. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, M. Azazane Benouda, responsable national du Samu social d’Algérie, nous livre son point de vue sur la prise en charge de ces malheureux, le rôle de son organisme…
Écoutons-le.
El Moudjahid : Pouvez-vous nous présenter votre organisme ?
M. Azazane : Le SAMU social d’Algérie «service d’aide mobile d’urgence» a été créé en 2008 par décret présidentiel. Il se caractérise par sa mobilité, son ubiquité, sa technicité, sa polyvalence et ses réseaux. Cet organisme se distingue par deux phases : la phase d’urgence et porte urgence. La première, composée des équipes mobiles installées à travers le territoire national, qui font des sorties nocturnes pour porter secours aux exclus, leur prodiguer des soins de sauvetage, les mettre à l’abri et envisager de construire avec eux un avenir porteur d’espérance. C’est un travail pédagogique et de proximité. Une fois qu’on a réussi à convaincre et à sensibiliser ces gens, on les ramène dans le centre d’urgence. Nous mettons alors à leur disposition tous les moyens, tels que le linge, les repas, les boissons chaudes, etc. Ainsi nous formons le personnel local, sur place, pour lui permettre de s’inscrire dans la dynamique sanitaire et sociale du pays. Une fois installés dans le centre d’urgence, la première chose que nous faisons, c’est d’écouter ces gens, afin de comprendre pourquoi ils sont là. Ensuite nous mettons en place une équipe pour l’accompagnement et l’orientation. Aussi notre rôle consiste-t-il à chercher une possibilité de réinsertion familiale. Dans le cas où il y a une rupture, on tente de les orienter vers un centre de voisinage pas trop éloigné de leur domicile. Cette démarche a pour objectif de contribuer à tisser des liens sociaux dans son environnement. Notre mission consiste justement à aller à leur rencontre où qu’elles soient, aussi isolées soient-elles, dans tous les coins et recoins, aux différents endroits de la capitale, de jour comme de nuit.
Pourquoi spécialement les sorties nocturnes ?
Nous avons choisi les sorties nocturnes parce que, généralement, il est plus facile de repérer et d’identifier les sans-abri. En effet, la nuit, ils ne trouvent pas où aller. Certes, ils choisissent des endroits plus sécurisés, tels que les commissariats de police, les mosquées…
C’est-à-dire que ces gens ont des endroits bien précis. en revanche, au cours de la journée, il n’est pas du tout facile de les repérer. En plus de cela ils sont noyés dans la population. Même si on intervient, je pense que durant la journée on risque de toucher à leur dignité. Il est très important de respecter la dignité de la personne. Notre stratégie est de réduire ce fait de société. C’est est un phénomène inquiétant et universel. Des enfants, des malades mentaux sont livrés à eux-mêmes, surtout dans les grandes villes. Mais la prise en charge de ces gens exige l’implication de tous les secteurs concernés.
Quel constat faites-vous depuis le début des intempéries ?
Il est trop tôt pour établir un bilan de cette période de froid et chaque période a sa spécificité. Mais on a remarqué que le nombre des sans-abri augmente par rapport aux autres saisons. Parce que, durant cette période de froid, ces personness ne peuvent pas supporter le climat, surtout quand la température baisse. Ces derniers sont obligés de venir dans les centres d’accueil. Il est important de souligner que cette année nous avons remarqué qu’il n’y a pas de vieux, la plupart sont des jeunes. Je pense que cela est dû peut-être aux traditions de solidarité des familles algériennes qui prennent en charge ces vieux. Nous trouvons parfois un à deux vieux qui sont généralement des malades mentaux.
Même durant les quatre jours de neige, nous n’avons pas vu de femmes avec leurs enfants alors que, durant la belle saison, nous avons remarqué des familles avec des bébés venant des différentes régions du pays. Je ne pense pas que la majorité des familles, en provenance d’autres régions du pays pour se fixer dans la capitale le font à cause de la pauvreté, mais davantage pour mendier, devenu, par ailleurs, un véritable business.
Un sans-abri est une personne sans domicile fixe, alors qu’un mendiant est celui qui quémande de l’argent, c’est-à-dire quec’est quelqu’un qui recherche le gain facile. Selon notre constat, la plupart des personnes marginalisées ne sont pas des sans-abri.
Quels sont les problèmes rencontrés et les solutions envisagées à court et long terme ?
Ah! les problèmes rencontrés sont tellement nombreux! Mais comme je l’ai déjà dit, on ne peut pas identifier les personnes qui méritent vraiment d’être aidées. Parce qu’il y a des familles qui viennent à Alger pour des objectifs bien déterminés, pour s’enrichir par la mendicité. De plus, ces sans-abri ne sont pas stables. Aujourd’hui ils sont à Alger et demain dans une autre région. Actuellement nous sommes en train de chercher des solutions à ce genre de problèmes. A ce titre une fiche de renseignements est créée. Celle-ci a pour objectif de recenser les gens qui méritent vraiment l’aide. A travers ce fichier, on pourra aussi connaître le nombre exact des mendiants et des sans-abri. On doit comprendre et analyser ce phénomène pour trouver des solutions fiables et à long terme. J’estime qu’il est temps d’adopter une stratégie globale, en collaboration avec les différents secteurs. Je pense que sans la société civile rien ne pourra se faire. L’Etat ne doit pas jouer seul le rôle de la société civile. Nous sommes tous concernés par ce phénomène qui prend de l’ampleur dans notre société. Certes, il y a des choses qui relèvent des pouvoirs publics, mais la société civile a aussi des obligations. C’est la complémentarité des tâches. Nous ne pourrons jamais travailler seuls mais en cohérence et en complémentarité avec les structures locales existantes : le dispensaire, l’hôpital, l’hébergement, l’orphelinat, les institutions de l’Etat, les mairies, la police, les autres associations et toutes les bonnes volontés… C’est notre conception de ce qu’il faut faire et mieux faire pour améliorer la situation.
Un dernier mot peut-être …
Chaque chose a une part de bonheur dans la vie. La neige apporte beaucoup de bonheur, mais aussi beaucoup de malheur pour les pauvres. Il est important de tirer les leçons. Ce n’est pas grave quand on commet des erreurs. Dans des situations de crise, il faut qu’on soit solidaire. Préparer les gens à toutes sortes de catastrophes naturelles qui peuvent survenir d’un moment à l’autre est nécessaire. Quand les familles sont éclatées et naufragées dans les grande villes, les enfants sont livrés à eux-mêmes, exploitables et exploités, condamnés à vivre en bandes, à se livrer au vol, à la drogue ou à la prostitution.
Entretien réalisé par M. A. Z.