Que devient “Babor ghrak” ? : “La mer s’est asséchée et le navire s’est ensablé dans un nouveau désert”, répond l’auteur de la célèbre pièce de théâtre qui décrit là un destin qui n’a rien à envier au Titanic.
Qu’est ce qui fait courir les artistes au forum de Liberté où ils viennent parler, à présent, de choses graves, très graves même ? Après le compositeur Safy Boutella venu faire part, dimanche, de ses inquiétudes quant à une “partition” de l’Algérie, voilà que le dramaturge Slimane Benaïssa récidive deux jours plus tard, en abondant quasiment dans le même sens. A la différence du musicien dont le discours autour de “l’incivisme” était quelque peu décousu, l’homme de théâtre, maitrisant la rhétorique et l’unité de temps, de lieu et d’action a clairement exposé sa communication dont le titre évocateur est : «La pluralité culturelle : Une chance pour l’Algérie».
Son intervention se veut très précise et axée principalement sur une revendication bien concrète : Slimane Benaïssa appelle à la ratification par l’Algérie de la Convention sur la diversité des expressions culturelles de l’Unesco pour laquelle il s’est lancé dans un véritable plaidoyer : “En reconnaissant l’égalité des cultures, cette convention est une véritable révolution démocratique au plan international.
En vertu de ce texte, les identités culturelles des individus seront reconnues et l’État devra leur accorder une place”. Mais où est le problème ? L’invité de Liberté évoque à ce sujet un article paru récemment dans la presse nationale qui énumère justement les raisons probables du “blocage”, puisque c’est de cela qu’il s’agit. Malgré la signature d’un décret présidentiel en 2009, ce document de grande importance est resté, en effet, côté algérien, lettre morte.
La procédure édictée par l’Unesco n’ayant jamais été accomplie à ce jour, plusieurs hypothèses sont évoquées dans la dite contribution. L’une d’entre elles, “la plus plausible”, et qui a, en tous cas, retenu l’attention de Benaïssa, est que des forces rétrogrades se cachent derrière ledit blocage, et à leur tête “les cadres de tendance conservatrice installés au plus haut sommet de l’Etat”. En réalité, cet empêchement ne date pas d’hier : “la diversité culturelle a toujours existé mais elle fut le plus souvent niée par les Etats.
Les pouvoirs politiques ont toujours dominé sinon écrasé les différences culturelles. Et Si ailleurs, le cauchemar de la diversité culturelle, c’est le communautarisme, chez nous, l’État algérien a historiquement relégué les différences culturelles à un malheur”. Il reconnaît, toutefois, que durant la guerre de libération, cette politique fut payante : “Le seul mot d’ordre était à l’époque : oublie-toi et défends ton pays !” .
Cette notion de préservation de l’unité nationale découlait, selon lui, d’une théorie, “exacte” mais qui n’était plus de mise, dès lors que l’indépendance était reconquise : “Au cours de ces luttes libératrices, chaque communauté, chaque région, a contribué avec ses moyens, sa culture, sa connaissance de l’espace, sa vision de la stratégie, etc. Et l’Algérie fut libérée entièrement sans aucune amputation territoriale.
A l’indépendance, le devoir de l’Etat était de reconnaître cette pluralité comme constituante de la nation algérienne et comme vecteur important de sa politique. Malheureusement, les politiciens ont persisté dans leur politique qui a consisté à mettre en œuvre tout ce qui peut nier, effacer, cette diversité parce qu’ils craignaient les désunions. L’Etat a même persisté à prolonger le paradoxe du FLN qui par définition est un front de toutes les tendances politiques autour d’un même et unique projet qui était l’indépendance”.
Nous revoilà donc revenu immanquablement à l’été 1962 qui, pour de nombreux observateurs, est, assurément, la source de tous nos maux. Une saison précocement fatale qui aura jeté les bases d’une Algérie ambiguë et dont les “quiproquos” susciteront, longtemps après, moult controverses et les pires inquiétudes. La nouveauté aujourd’hui est que des visionnaires, des intellectuels ou tout simplement des artistes à qui on reproche trop souvent de se taire viennent enfin débattre de choses sérieuses. Pour tout dire, Slimane Benaïssa pousse le même cri de douleur que Safy Boutella.
Exactement le même. Tous les deux semblent angoissés à l’idée qu’on ne maitriserait pas, là-haut, les affaires de l’Etat et les périlleux enjeux internationaux qui se profilent sur notre pays, telle une ombre menaçante. Fils d’un Mozabite de Guelma et d’une mère chaouia, l’homme de théâtre n’est pas insensible à ce qui se passe actuellement à Ghardaïa. Loin s’en faut ! Il avoue “essayer de réfléchir” à ce problème qui, dit-il, le touche personnellement : “L’affaire est complexe, il y a la drogue, les armes, la religion, l’urbanisation, l’accroissement démographique, la concurrence commerciale et que sais-je encore ?”.
D’après lui, quand on sait que Ghardaïa est parmi les communes les plus peuplées du pays, il y a de quoi être perplexe : “Avec une telle densité en plein désert, il y a comme quelque chose qui ne tourne pas rond…”.
Le rempart des identités
Poursuivant sur le même registre de la tragédie, il avertit qu’on ne peut nier la pluralité et la diversité d’un peuple sans aller vers la “destruction” et des “guerres fratricides” : “À l’heure actuelle, ce qui pourrait représenter un danger pour la nation est cette dislocation des communautés entre elles et le manque de confiance en l’État par son impuissance à arbitrer les conflits”. Il rappellera que l’intrusion étrangère, désormais, avérée, ici et là, ne s’articule que par l’exacerbation de ces discordes : «Si nous prenons l’exemple de la Libye, une seule tribu qui n’était pas favorable à Kadhafi a été la porte d’entrée pour ceux qui l’ont renversé. C’est ainsi que les choses se passent… La pénétration en Syrie s’est faite aussi par une ville frontière au nord près de la Turquie, où une bourgeoisie puissante, qui s’était constituée grâce à un trafic financier et économique frontalier, a voulu se débarrasser du régime en place qui la gênait. C’est comme cela que ça commence…” détaille-t-il. Pour échapper au sort funeste du Printemps arabe qui s’est révélé, selon lui, un “hiver rigoureux”, il se propose de renforcer le sentiment d’appartenance des Algériens au plus grand pays d’Afrique que certains, s’échinent, d’après son assertion, à “casser en morceaux”. “Il n’y a pas mieux que les Kabyles pour protéger les montagnes du Djurdjura ou encore les Touareg pour surveiller le désert du Hoggar. C’est la seule manière de garantir la stabilité et la sécurité du pays. C’est d’ailleurs comme cela que l’Algérie a été libérée. C’est même par l’autodéfense qu’on s’est prémunis contre le terrorisme. On peut mettre des militaires partout, ils ne pourront jamais mieux faire que les gens du cru”. Une question de bon sens. Le problème, reconnaît-il, est que les peuples et les pouvoirs politiques ne fonctionnent pas toujours selon les mêmes logiques. “Le Kabyle, fier d’être Kabyle ? Mais il a raison de l’être ! Il a raison d’être fier de ce qu’il est. Un Chaoui pareil, un Targui aussi, un Tlemcénien, kif-kif. Il reste seulement à savoir comment l’Etat envisage de gérer cette fierté ou plutôt ces fiertés pour les mettre ensemble afin de former une fierté nationale”. Aujourd’hui, on n’en est pas encore là. Sur le plan identitaire, on est toujours dans l’impasse : “le pouvoir nous a proposé différentes identités mais aucune ne correspond à la nôtre. Les Algériens ont trop longtemps vécu clandestinement leur être”. Au-delà du constat, et pour éviter la calamité de la discorde, il préconise, avant qu’il ne soit trop tard, d’“organiser le pays dans le respect de chacun”. Mais que devient “Babor ghrak” ? : “La mer s’est asséchée et le navire s’est ensablé dans un désert”, répond l’auteur de la célèbre pièce de théâtre qui, décrit-là, amèrement, un destin qui n’a rien à envier au Titanic. Pour lui, on dira tout ce qu’on voudra sur les évènements de Ghardaïa, le problème n’est pas nouveau : “Il était déjà là, il y a au moins vingt ans”. Il se souvient, à cet égard, de l’une de ses répliques prémonitoires : “El mahna lahguet hata sahra” (la détresse a atteint même le Sahara) : “On a lutté tout le temps dans mes pièces contre le spectre de la division. Souvenez-vous de grand père Boualem…”.
Seul le théâtre…
Interrogé, par ailleurs, sur l’absence chronique de l’arabe dialectal au niveau “officiel”, il ne comprend pas pourquoi cette “langue” n’est pas exploitée comme en Tunisie ou au Maroc où le débat quant à son institutionnalisation est, désormais, ouvert. “Nous sommes actuellement sur un arabe orientalo-algérien, en somme, une troisième langue qui n’est pas encore maitrisée”. Il impute d’emblée cet état de fait à la classe dirigeante : “Parmi les gens du pouvoir, rares sont ceux à avoir garder conscience de leurs origines. Ils regardent leurs propres identités comme des étrangers, des identités qu’ils doivent gérer au lieu de vivre pleinement». Bref, une hypocrisie sans nom. Il est même à croire que le célèbre personnage de Molière, Tartuffe est venu se suicider chez nous. Benaïssa ne manquera pas de faire également le reproche aux radios et aux télévisions qui n’ont jamais, selon lui, travaillé dans ce sens. “La langue dialectale est repoussée. Elle a trop d’ennemis. Il n’y a que le peuple qui l’accepte !” De par son travail avec des acteurs de différentes régions du pays, il est arrivé à la conclusion que pour dépasser les différents écueils sur le plan lexical ou de l’accent, il fallait parfois juste “trouver le lien” en créant une certaine proximité avec le public. Sur ce chapitre, il se dit convaincu du rôle déterminant que peut jouer le théâtre dans l’approche de la langue : “Toutes les langues ont été construites par l’écriture théâtrale pour la simple raison que l’expression est mise à l’épreuve, aussi bien à l’écrit qu’à l’oral”. Pour la chanteuse Amel Zen qui nous a honorés, durant cette soirée, de sa présence, au même titre, d’ailleurs, que Behidja Rahal, le “Streetwear” à l’algérienne est très instructif. D’après elle, le vêtement prouve, si besoin est, que ce grand pays se cherche encore. Elle ne comprend pas ainsi que chacun affiche, en Algérie, une façon de s’habiller venue d’ailleurs. “Etre soi même ici et dans le monde est très compliqué” lui concède le dramaturge. “L’étranger nous fascine comme un film d’horreur donne envie de se faire peur. Cette perte de confiance en nous-mêmes fait que la seule référence est l’autre qu’on érige ainsi en arbitre”. La fameuse signature de l’étranger ou encore le complexe du colonisé prosaïquement résumé par Benaïssa. Interrogé sur l’actualité du secteur de la culture, il accordera, d’emblée, son satisfecit à la nouvelle ministre de la Culture, Mme Nadia Chraïbi- Labidi qui a décidé d’ouvrir, rappelle-t-on, un débat avec les professionnels. Aller se confronter aux artistes relève, pour Slimane Benaïssa, d’une «audace politique» qu’il n’a pas manqué de saluer, du reste : «Je suis optimiste, elle a pris des notes. C’est bon pour l’avenir culturel du pays. Ayant maille à partir avec la censure dès… les années 60, Benaïssa réaffirme sa conviction que l’expression théâtrale doit pouvoir s’attaquer à des sujets comme la religion, la place de la femme, la démocratie, la langue car “tous les problèmes sont liés”: “Cela exige aussi un minimum de tolérance. Car seul le public a le droit de juger et personne d’autre !”. Un message très clair de la part de cet auteur prolifique qui révèle disposer dans sa besace, de pas moins de dix pièces déjà écrites et prêtes à être montées. Il ne manquera pas à la fin de gratifier l’assistance par une longue tirade de “Ana Djedi Bouzid”…chaleureusement applaudie. Quant au dénouement de la pièce tragi-comique que vit actuellement l’Algérie, Benaïssa croit fermement à un “coup de théâtre” à venir. Seulement d’après lui, “ce qui est grave, c’est quand l’impuissance de l’État se conjugue avec le silence du peuple. Parce que l’État n’a pas le droit d’être impuissant et le peuple ce n’est pas de son intérêt d’être silencieux. Un des deux doit bouger : lequel ?”. Pour nous tenir en haleine, l’auteur ne nous dira pas qui sera le héros, cet ange rédempteur, le Deus ex machina. Fin du premier acte, le suspense continue !
M-.C.L.