Maître Boudjemaâ Ghechir : « C’est la première fois que l’Etat reconnaît l’ampleur de la harga»

Maître Boudjemaâ Ghechir : « C’est la première fois que l’Etat reconnaît l’ampleur de la harga»

Écrit par Aghilas Sadi

Tout en prenant acte de la prise de conscience des pouvoirs publics sur la gravité du phénomène de la harga, l’ex-président de la Ligue algérienne des droits de l’Homme (LADH), Boudjemaâ Ghechir, refuse toutefois le diagnostic avancé ainsi que les solutions sécuritaires proposées. Il estime que les choses sont beaucoup plus compliquées qu’on le croit.

Reporters : Le ministère de l’Intérieur a organisé un forum sur le phénomène de la harga, pouvons-nous dire que les pouvoirs publics prennent conscience de la gravité de la situation ?

Boudjemaâ Ghechir : C’est une bonne chose que les pouvoirs publics prennent conscience de la gravité de la situation et de l’urgence de mobiliser toutes les ressources et les moyens disponibles pour lutter efficacement contre ce phénomène. C’est la première fois que les responsables de l’Etat, à ce niveau, reconnaissent l’ampleur de ces départs en masse de notre jeunesse vers la rive Nord de la Méditerranée. Avec cette activité, le gouvernement reconnaît que le phénomène de la harga n’est pas une affaire banale ou de tentatives isolées d’immigration clandestine. Après plusieurs années, on reconnaît enfin que l’heure est grave. Toutefois, j’ai des réserves sur l’approche développée lors de ce colloque.

Quelle est la nature de reproches faites-vous aux organisateurs de l’activité ?

D’abord, je ne suis pas d’accord à ce que l’activité soit organisée par le ministère de l’Intérieur car, ce département donne une approche sécuritaire à un phénomène social à la base. C’est une question sociale qui doit être discutée par des sociologues, des chercheurs en psychologie et en économie. Les discours développés par les intervenants donnent l’impression que le phénomène de la harga est purement sécuritaire et les solutions à lui donner sont aussi de même nature. Or nous sommes devant un phénomène social qui a pris, ces derniers mois, des proportions très inquiétantes. Il faut surtout éviter de donner des réponses sécuritaires et répressives à une question sociale. Le faire, c’est aggraver les choses et provoquer une jeunesse qui vit une véritable détresse.

Etes-vous d’accord avec le ministre qui dit que les conditions matérielles des jeunes Algériens ne sont pas à l’origine de ce phénomène ?

Ecoutez, il faut préciser que ce phénomène touche actuellement les deux sexes et toutes les tranches d’âge de la société algérienne. Il n’est plus un phénomène spécifique des jeunes. On voit dans les vidéos postées sur les réseaux sociaux des enfants, des familles entières et même des vieux en train de quitter le territoire national via les embarcations de fortune. Pour votre question, je dirai que le diagnostic du ministre est partiellement juste. Certes, on trouve parmi les haraga des personnes en situation sociale confortable. Ces gens-là ne supportent plus de vivre en Algérie. Ils ont des rêves, des projets et des idées qu’ils ne peuvent réaliser, ici, en Algérie, en raison d’un environnement défavorable, voire hostile, dans certains cas. Mais, il y a aussi beaucoup de haraga qui souffrent du chômage, de la crise du logement et de la pauvreté. Il ne faut surtout pas tenter de nier la dégradation du pouvoir d’achat, la persistance de la crise de logement et surtout, l’absence de perspective chez une grande partie de notre jeunesse.

Pour le ministre, les réseaux sociaux et les réseaux de passeurs sont à l’origine de l’amplification du phénomène, qu’en dites-vous ?

Le phénomène de la harga en Algérie a vu le jour avant même la création de Facebook, que le ministre accuse aujourd’hui. Les premières tentatives de harraga ont été enregistrées au début des années 2000. En 2007 et en 2008, on parlait déjà de plusieurs centaines de disparus en mer. On ne peut porter la responsabilité de ce grave phénomène, qui devient aujourd’hui une tragédie nationale, sur quelques pages ou individus qui encouragent ou incitent les jeunes à fuir leur pays. Ces réseaux qui encouragent ou organisent les voyages ne font que profiter d’un climat favorable. Si les Algériens n’avaient pas la volonté de quitter le pays, ils n’auraient pas accordé autant d’importance à ces réseaux de passeurs ou d’incitateurs à l’immigration clandestine.

Le ministère de l’Intérieur a recensé 4 000 haraga algériens disparus, que signifie pour vous ce chiffre ?

C’est une véritable tragédie nationale qui ne dit pas son nom. Les choses ont pris une ampleur phénoménale au point d’inquiéter les pays européens. Le chiffre pourrait être plus important que cela, vu que beaucoup de familles ne signalent pas leurs enfants disparus. Il faut mettre un terme à cette tragédie par la mise en place d’un véritable programme de changement qui touchera tous les niveaux. Un changement qui ira dans le sens de redonner de l’espoir à la jeunesse et à libérer les initiatives dans tous les domaines de la vie.