Depuis le décès d’Amer Ezzahi, survenu en décembre dernier, P’tit Moh (Mohamed Abdennour de son vrai nom), un des disciples et proches amis de l’artiste, également musicien de talent, ne s’est pas exprimé, bien que sollicité de toutes parts.
Dans cette contribution qu’il nous a adressée, P’tit Moh évoque le lien qui ne s’est jamais rompu entre lui et Ammimer, et ce, depuis leur première rencontre en 1983. Malgré le recul et le temps qui passe, la douleur de perdre un être cher, un «frère», un ami, un maître, est toujours aussi grande. P’tit Moh en parle dans ce texte avec pudeur et émotion. Cette évocation vient à point nommé pour rappeler à notre souvenir le grand maître qu’a été et sera toujours Amer Ezzahi.
Y a-t-il plus bel hommage que celui rendu par une nation tout entière à l’un des siens ? Y a, t-il meilleure reconnaissance que celle réservée unanimement par un peuple à l’une des figures emblématiques de son histoire culturelle ? Le tsunami humain qui a spontanément déferlé vers le cimetière d’El Kettar est, s’il en fallait, la preuve incontestable de l’affection et du respect que porte le peuple Algérien au grand maître du châabi Amer Ezzahi, décédé il y a quelques mois, que Allah Le-tout-Puissant lui accorde sa miséricorde et l’accueille dans son vaste Paradis. Il m’a été reproché çà et là d’avoir été totalement «invisible» lors des différents hommages qui lui ont été rendus à travers le territoire national.
Il est vrai que j’ai volontairement choisi de rester en retrait de l’espace médiatique et public, pour des raisons liées au rapport particulier que j’entretenais avec Amer Ezzahi. Si j’ai décidé aujourd’hui de sortir de mon silence, ce n’est certainement pas pour me justifier, car je n’ai ni l’envie et encore moins le besoin de le faire, mais surtout pour expliquer à ceux qui jettent l’opprobre sur ma personne et aussi à ceux qui me connaissent mal, pourquoi j’ai choisi sciemment de recourir à la discrétion dans le recueillement, plutôt qu’à la manifestation ostentatoire de mes sentiments.
Il me parait important de rappeler que j’ai connu Amer Ezzahi en 1983, j’avais alors 17 ans. Je n’ai depuis jamais rompu le lien indéfectible qui nous unissait. Nous sommes, malgré la distance, restés très proches, au point que je lui parlais régulièrement au téléphone et passais le voir à chacun de mes passages à Alger. Il ne vous a pas échappé non plus que nous avons même eu l’occasion de nous retrouver ces dernières années sur scène pour le plaisir de jouer ensemble à des fêtes de mariage, à la satisfaction de son public.
Pour ceux qui ne le savent pas, Amer a vécu pendant environ cinq années chez moi, dans la maison familiale. Nous l’avons accueilli comme l’un des nôtres au moment où faire la fête était devenu presque blasphématoire, je veux parler ici, vous l’avez compris, de la période « noire » qu’a traversée notre beau pays. A ce moment difficile où sa vie publique d’artiste était « mise en veille » par la contrainte et l’absurdité d’évènements aussi tristes que destructeurs, son « adoption » par les miens lui a permis de donner libre cours à son « génie », de « régénérer » son œuvre et de revenir encore plus fort.
Il était de fait devenu un membre à part entière de ma famille et nous étions pendant tout ce temps ses fans exclusifs et son public privilégié. Ainsi, il n’était plus l’ami, mais le grand frère que mes parents chérissaient autant que mes frères et mes sœurs. Sa mort, je l’ai vécue comme celle d’un frère, plus douloureuse et plus cruelle que celle de l’artiste. C’est un membre de ma famille que j’ai perdu. Le chagrin et la tristesse de sa mort, je les ai portés en moi, pudiquement et en toute discrétion, exactement de la même manière que j’ai vécu la mort de mes parents, il y a quelques années. Je n’ai à aucun moment éprouvé le besoin d’extérioriser mes sentiments, ni d’exprimer ma tristesse en public en pareilles circonstances.
J’ai partagé ma douleur avec les miens, dans le cercle restreint de ma famille et de mes amis les plus proches. Libre à chacun de manifester ses sentiments et de les exprimer comme il le sent. Me concernant et au risque de me répéter, de la même manière que je n’ai pas ressenti le besoin d’exprimer en public mes sentiments à la mort de mes parents, je n’ai pas senti le besoin de le faire pour celui que je considère comme mon grand frère et pas seulement comme le chanteur populaire. En réalité, Amer Ezzahi n’a pas besoin qu’on parle de lui.
Son œuvre artistique le fait à merveille. Elle est la traduction fidèle de ce qu’il était, de ce qu’il ressentait et de ce qu’il valait. Une œuvre magistrale qui s’est inspirée de son âme tourmentée et de sa profonde sensibilité marquée d’une pointe de tristesse pudiquement contenue mais permanente (celle d’un orphelin solitaire balloté trop tôt par les épreuves de la vie), que trahissait discrètement et délicatement son délicieux timbre de voix qui a envoûté tant de mélomanes.
Cette voix sensuelle, ensorcelante, teintée d’une douceur mélancolique, sublimée par des notes musicales harmonieuses et exquises, nées de ses émotions troublées, exprime à elle seule la profondeur de l’être, la générosité de l’homme et le génie de l’artiste. Enfin, l’hommage de tout un peuple va bien au-delà du mien, de celui du plus riche, du plus fort ou du plus célèbre d’entre nous. Il traduit non seulement l’immensité de l’artiste, mais surtout son ancrage profond dans l’âme de ce peuple et son enracinement dans les cœurs. Je pleure l’artiste, l’homme, mais surtout le frère. Allah Yarrahmoun
*Le ministre de la Culture, Azzedine Mihoubi, a annoncé, il y a quelques jours, au cours d’un hommage à l’Opéra d’Alger, organisé par El Djazaïria TV (et d’autres partenaires), que le «cheikh» sera décoré de la médaille de l’Ordre du Mérite le 16 avril prochain, à l’occasion de la Journée du Savoir.