Jeudi dernier, la rédaction de Reporters consacrait un article sur les Algériens de l’étranger comme thème de campagne des législatives 2017. En complément, et afin de susciter le débat sur l’enjeu de la diaspora et sa contribution au développement économique du pays, elle vous propose aujourd’hui un entretien avec Aziz Nafa, chercheur au Centre de recherche en économie appliquée pour le développement (CREAD) et observateur de longue date de la mobilité des élites économiques et scientifiques algériennes dans le monde.
Reporters : Le débat sur l’entreprise et l’investissement en Algérie fait ressortir celui portant sur la diaspora d’affaires algérienne. A quel moment de l’histoire du pays a-t-on commencé à parler d’elle ?
Aziz Nafa : Le sujet n’est pas nouveau. Il existe depuis longtemps déjà dans le discours officiel comme dans le débat récurrent sur les moyens d’intégrer l’élite algérienne de l’étranger dans l’effort économique et de développement du pays. La façon insistante par laquelle il est abordé demeure, cependant, récente dans le langage politique algérien.
Le concept de diaspora d’affaires algérienne en tant que tel a été utilisé pour la première fois, je crois, par le président du Cnes, Mohamed Seghir Babès, en 2014, lorsqu’il a lancé un appel à contribution et de soutien au développement économique de l’Algérie, notamment à la communauté des chefs d’entreprise, d’opérateurs économiques et des scientifiques aussi établie en France et dans le reste du monde. Depuis, ce concept est d’usage plus généralisé et se retrouve aussi dans le discours des politiques que dans celui des associations patronales et d’entreprise.
Le FCE, à titre indicatif, s’emploie depuis plusieurs mois à créer des bureaux à l’étranger pour se rapprocher de cette diaspora d’affaires. Récemment, c’est le Premier ministre, Abdelmalek Sellal, qui a lancé un appel pour que les compétences algériennes ayant réussi sous d’autres cieux s’inscrivent dans la dynamique nationale d’investissement et de développement… Il y a donc chez différentes entités, au gouvernement, dans le milieu d’entreprise, dans le monde associatif, une convergence pour reconnaître la capacité de la diaspora d’affaires à intervenir dans le développement du pays par l’investissement.
Cette convergence a-t-elle été accélérée par l’inquiétude générée par la dégradation des cours pétroliers et la recherche par le pays d’un nouveau modèle économique ?
On peut dire ça, en effet. Mais ce serait inexact de lier cela aussi uniquement à la conjoncture actuelle. J’ai déjà signalé que l’intérêt pour la diaspora est à la fois ancien et récent. Ancien parce qu’on a toujours eu l’idée d’associer les Algériens à l’étranger, les compétences, je veux dire, aux dynamiques économiques internes et, récent, parce que cette idée se manifeste un peu plus massivement de nos jours. Il faut rappeler que les transferts de fonds de la diaspora algérienne vers le pays d’origine sont faibles.
Ils sont estimés à 2 milliards d’euros, dont environ 80% proviennent des retraités. Au Maroc, ce transfert avoisine les 6 milliards d’euros. Cette faiblesse a depuis longtemps préoccupé les pouvoirs publics qui cherchent à inciter les Algériens de l’étranger à transférer davantage d’argent vers leur pays d’origine. Il est vrai aussi que la dégradation des prix du baril de pétrole, ces deux dernières années, a encouragé les pouvoirs publics à se rapprocher davantage de sa diaspora pour une mobilisation accrue au développement économique du pays par, notamment, le transfert de fonds, l’achat d’obligations et par l’investissement économique en Algérie. C’est, en effet, une des alternatives pour pallier la dépendance aux recettes en devises générées par l’exportation des hydrocarbures.
Quel est le chiffre d’affaires réalisé par la diaspora algérienne dans son pays d’origine et a-t-on une idée de sa contribution au PIB national ?
Au jour d’aujourd’hui, aucun organisme ne peut nous donner de telles indications. Cette difficulté tient au fait du caractère binational des entrepreneurs de la diaspora. En effet, lorsqu’ils viennent investir en déclarant leur nationalité algérienne, en faisant usage de la carte nationale d’identité, ils sont alors mélangés à la masse, invisibles dans les statistiques et considérés comme étant des entrepreneurs algéro-algériens.
Cependant, lorsque l’investissement est réalisé par la présentation du passeport étranger, ils sont de ce fait considérés comme des IDE (Investissements directs étrangers). Ce qui complexifie et rend quasi impossible la connaissance avec exactitude et même approximative du nombre d’entrepreneurs de la diaspora et encore moins du chiffre d’affaires qu’ils réalisent. Toutes ces contraintes entravent, en effet, de mesurer la richesse créée et donc, son apport au PIB.
Ce que l’on sait c’est que le transfert de fonds est estimé à 2 milliards d’euros. On sait, également, par les résultats des différentes recherches menées de par le monde que la contribution de la diaspora au développement du pays d’origine, si elle est bien prise en considération, est d’une grande importance, notamment en termes de transfert de savoir-faire et de connaissances. Tout investissement dans l’activité économique émanant de l’extérieur entraînerait systématiquement le transfert de fonds matériel, à savoir les moyens financiers nécessaires pour l’investissement et immatériel, à savoir les nouvelles pratiques managériales, le savoir-faire, la connaissance, des idées nouvelles, etc.
Ceci aura forcément un impact positif sur notre économie nationale. Nous sommes, en effet, dans une logique cohérente de faire de la diaspora un acteur économique direct par sa contribution à l’investissement et indirect, par la connexion aux multiples réseaux d’affaires dont elle dispose à l’étranger et faciliter ainsi l’accès aux innovations technologiques quelle détient. Dans ce monde globalisé et fortement concurrentiel, la diaspora algérienne pourrait être la passerelle et l’intermédiaire pour nos exportations hors hydrocarbures. Elle serait l’ambassadrice pour la promotion des produits made in Algeria dans le monde. N’est-ce pas là une opportunité ?
A-t-on, justement, une idée des activités dans lesquelles ces compétences algériennes de l’étranger sont-elles présentes ?
Il faut savoir qu’on a une diaspora composée de challengers. Selon les résultats de notre recherche, ils sont, pour la plupart, des innovateurs. Je ne parle pas forcément de l’innovation radicale ou des détenteurs de brevets d’invention, mais que cette diaspora contribue à la création de nouveaux marchés et au développement de nouveaux besoins par l’introduction en Algérie de produits qui existent ailleurs mais pas au niveau du marché local. Tandis que certains se lancent dans l’extension vers l’international soit par la relocalisation, par le repositionnement à l’étranger ou par la conquête de nouveaux marchés.
Ces résultats montrent que 70 % de la diaspora d’affaires activent dans les TIC, notamment le développement de logiciel, des sites, solutions informatiques de reproduction, etc. Ils activent aussi dans l’ingénierie et le conseil dans le management et services aux entreprises. 60% des entreprises sont exportatrices. Ces compétences un peu partout dans le monde, mais particulièrement en France pour 80% des enquêtés.
Le choix de localisation de leur investissement est stratégique, puisque 90% d’entre elles optent pour les grandes villes telles qu’Alger et Oran. Ce choix n’est pas fortuit. Alger, à titre d’exemple, constitue la plateforme idoine du pays, elle est stratégique du fait notamment de la centralisation des administrations publiques, des multinationales, des représentations diplomatiques étrangère, loisirs, etc.
À propos de l’intérêt officiel pour la diaspora, le ministre de l’Intérieur et des Collectivités locales, Noureddine Bedoui, a invité, récemment, la diaspora d’affaires à faire bénéficier le pays de son savoir-faire et de ses connaissances. Il n’est pas le seul à le faire. Pourquoi tant d’appels à cette communauté sans qu’on la voit s’engager dans l’effort économique du pays ?
En Algérie, la relation de l’Etat vis-à-vis de sa communauté établie à l’étranger n’est pas aussi claire que ça, ce qui pourrait créer des distorsions et une perception pas très positive de la diaspora vis-à-vis de la politique algérienne.
Cette perception risque de perdurer longtemps en l’absence de signaux forts et d’instruments concrets de concordance avec notamment l’absence d’un ministère dédié à la diaspora ou autre instance spécifiquement pour la diaspora, comme, à titre d’exemple, le conseil de la communauté marocaine à l’étranger, pour le cas du Maroc. En effet, comme nous l’avons précédemment observé, l’article 51 de la nouvelle Constitution algérienne a fait couler beaucoup d’encre et mobilisé la diaspora algérienne dans le monde, en particulier en France. L’appel du ministre de l’Intérieur, ainsi que les autres acteurs politiques et économiques, a été malheureusement contredit par le législateur algérien par l’article 51 de la dernière révision constitutionnelle. L’ambiguïté du contenu de cet article, qui ne définit pas clairement et avec exactitude les hautes fonctions de l’État non admissibles aux binationaux, laisse présager des mécontentements et des réticences de cette communauté vis-à-vis de l’Algérie. Ce n’est, malheureusement, pas pour l’intérêt de notre pays qui se trouve en crise. Conscients de l’importance que revêt l’apport de la diaspora pour le développement économique du pays, plusieurs pays en développement et émergents, ont mis des mesures incitatives pour motiver leur retour symbolique.
Etes-vous de l’avis général qui dit que les investisseurs algériens prospères à l’étranger n’ont pas tendance à trop s’intéresser à leur pays d’origine ?
Pas d’accord du tout. Au contraire, ils manifestent un réel intérêt pour leur retour au pays. Par les temps actuels, il ne faut plus parler de retour au pays par une présence physique. Peu importe où il vit, un investisseur peut rayonner n’importe où dans le monde du fait que la tendance est à la mobilité, accélérée par les nouvelles technologies de l’information et de la communication qui permettent aux entrepreneurs de gérer leurs activités à distance de n’importe où dès lors que les moyens sont mis.
Il n’a pas à focaliser sur des concepts surannés tels que le retour définitif au pays, une notion qui n’a plus de sens de nos jours. Ce qui importe, c’est la flexibilité, la capacité du transfert du savoir-faire, des compétences et des fonds… L’émergence des TIC a permis le développement d’une diaspora entrepreneuriale transnationale qui s’inscrit désormais dans une approche circulatoire des compétences. D’ailleurs, je me demande pourquoi aller chercher les IDE des étrangers pour qu’ils viennent investir chez nous alors que nous avons ailleurs des Algériens qui sont à la tête des grandes multinationales et de grands laboratoires de recherche, à l’instar de Silicon Valley. La diaspora algérienne ne demande que de la reconnaissance et elle est prête à rentrer et investir, et ce, sans pour autant que ce retour soit physique ou définitif. Il faudrait à mon sens s’intéresser plus à l’importance des transferts émanant de la diaspora ainsi qu’aux potentielles richesses générées qu’au retour des personnes.
Que peut faire l’Etat pour mobiliser toutes ses compétences diasporiques ?
En plus d’une politique claire, notre diaspora a besoin de garanties. Les résultats de ma recherche montrent qu’une partie non négligeable vit entre ici et là-bas pour des raisons notamment familiales dont tant de difficultés les entravent. Lorsqu’ils créent des activités en tant qu’Algériens, ils sont alors épargnés de la règle 49/51, mais ne sont pas autorisés à transférer des dividendes ou une partie de leur salaire à la famille installée dans le pays d’accueil, compte tenue de la législation algérienne.
Lorsqu’ils investissent en tant qu’étrangers, ils perdent alors beaucoup d’avantages. A mon sens, avant toute chose, il est primordial d’instaurer un climat d’échange et de dialogue entre les pouvoirs publics et ses compétences établies à l’étranger afin d’édifier une relation sereine basée sur la confiance et la reconnaissance mutuelle. Il est aussi important que notre représentation diplomatique soit cette interface pour véhiculer les bonnes intentions et les actes dédiés à cette communauté. Elle ne cherche qu’à être considérée comme citoyenne à part entière, c’est ce que disent la plupart des enquêtés.
Aussi, il est important de définir un cadre légal clair à l’encontre de la diaspora à tous les niveaux, social, économique… Sous ces conditions, je pense que la diaspora serait sensible au développement entrepreneurial en Algérie puisqu’elle exprime une volonté affichée de participer à l’édification de l’économie nationale et au développement de notre pays. Néanmoins, l’ambigüité politique laisse apparaître des réticences pour le développement de l’investissement en Algérie. Aujourd’hui, plus que jamais, le pays a besoin de ses enfants pour réaliser le déclic et aller de l’avant. Pourquoi acheter des brevets chez d’autres alors qu’ils sont détenus par des Algériens ?
Y a-t-il des exemples avec lesquels la diaspora d’affaires contribue à l’élan économique du pays d’origine et dont il faut s’inspirer ?
À partir de la fin des années soixante, la littérature du « brain drain », fuite de cerveaux, dominait et considérait la migration comme une source d’externalités négatives qui handicape le pays d’origine en le privant de son capital humain, source de croissance et de développement. Ceci pouvait se traduire notamment par la difficulté à renouveler cette ressource rare en raison d’insuffisance de moyens financiers, ce qui accentue le sous-développement et encourage davantage la migration qualifiée, l’entraînant ainsi dans un « cercle vicieux ».
Cette perception négative de la fuite des cerveaux s’est largement imposée jusqu’aux années 1990, laissant ensuite place à l’optimiste. En effet, la fuite des cerveaux est désormais considérée comme un gain appelé « Brain Gain » ou « gain de cerveau » pour le pays d’origine, passant ainsi d’une vision négative à une vision positive de la migration, comme le montrent plusieurs travaux de recherches. Il a été observé, également, notamment par les institutions financières internationales, que les transferts effectués par les migrants vers leur pays d’origine sont colossaux et contribuent concrètement au développement des économies locales.
Selon la Banque mondiale (2014), les envois de fonds devraient atteindre 516 milliards de dollars en 2016. Les exemples, en effet, sont nombreux dans ce domaine. De nombreux pays émergents mobilisent leurs diasporas pour dynamiser l’initiative et l’innovation économiques et entrepreneuriales. Deux pays méritent d’être cités et constituent de véritable cas d’étude en la matière. L’Inde occupe la première position en termes de transferts monétaires vers le pays, ce qui représente 70 milliards de dollars reçus en 2013. Exportation de plus de 65 milliards de dollars de services logiciels (source Banque Mondiale, 2014).
Incontestablement, la diaspora indienne est une manne qui se substitue à l’exploitation et exportation des hydrocarbures, une véritable source financière pour l’Inde qui contribue au développement économique sûr et durable. Par ailleurs, l’Inde est classée parmi les leaders mondiaux dans les technologies de l’information et de la communication et ce grâce à l’apport de la diaspora en terme de connaissances technique et scientifique.
Les autorités ont ainsi créé un site Internet pour fournir à la diaspora spécialisée dans les sciences et les technologies toutes les opportunités de recherches en Inde, et leur fournir une aide dans leur champ d’expertise. Ce site est également à destination des réseaux transnationaux d’étudiants et anciens étudiants indiens installés dans le monde. La Chine l’avait aussi bien compris depuis très longtemps. Une communauté de plus de 40 millions de résidents à l’étranger est une force indiscutable pour le pays. La stratégie menée par une politique de soutien et de renforcement des liens avec les talents lui a permis de générer d’énormes avantages tel que les transferts d’argent de la diaspora vers la Chine qui sont estimés à 60 milliards de dollars en 2013 (source Banque Mondiale 11 avril 2014).
Ces transferts transitent très souvent par les associations. Depuis les années 1990, les investissements de la diaspora chinoise se dirigent vers des buts industriels et lucratifs : centrales électriques, ports, aéroports, usines de moteurs, pétrochimie. Entre 1991 et 2003, les investissements dans les parcs industriels chinois (zones économiques spéciales) étaient à 60% en provenance de l’émigration chinoise. Comme pour l’Inde, le secteur de l’économie chinoise qui aura le plus bénéficié de l’apport de la diaspora dans son développement est le secteur de l’informatique. Tout le secteur de la construction des réseaux d’accès à l’Internet en Chine a été créé par des scientifiques, des ingénieurs-entrepreneurs rentrés des États-Unis ou du Japon vers la Chine.
Ces chinois de « retour » ont aussi créé de très grands groupes dans le secteur de la création de logiciels en télécommunication et de l’offre de service en technologies de l’informatique pour les plus grandes entreprises Chinoises. Ces grands groupes affichent aujourd’hui des milliards de yens de chiffres d’affaires et emploient des milliers de personnes -pour ne citer que les entreprises EPS et EDIC cotées au Nasdaq et créées par des Chinois ayant fait leurs études au Japon. Ainsi, pour citer un exemple connu, le moteur de recherche Baidu équivalent de Google en Chine a aussi été créé par un Chinois de « retour ».
Un exemple espéré par tous les pays en développement, y compris par l’Algérie, qui possède une diaspora de plus de 7 millions et 120 milliards de dollars de chiffres d’affaires réalisée par la diaspora à l’échelle planétaire, selon l’association AIDA (Algerian International Diaspora Association). N’est-pas une véritable opportunité pour diversifier notre économie ?