Le responsable du MDS, Yacine Téguia, à “Liberté” ;“Le pouvoir est inapte pour une rupture avec l’islamisme”

Le responsable du MDS, Yacine Téguia, à “Liberté” ;“Le pouvoir est inapte pour une rupture avec l’islamisme”

d-le-pouvoir-est-inapte-pour-une-rupture-avec-lislamisme-c61d7.jpgLe Mouvement démocratique et social (MDS) tient à son projet de fondation Hachemi-Chérif, qui prendrait en charge “l’héritage” laissé par son ancien leader, décédé en 2005, suite à une longue maladie. Dans l’interview qui suit, l’actuel secrétaire général du MDS, Yacine Téguia, expliquera les raisons du lancement de ce projet. Il reviendra, en outre, sur “la double rupture” d’avec le pouvoir rentier et l’islamisme longtemps brandi par sa formation qui, d’après lui, est d’actualité. M. Téguia s’exprimera, également, sur le champ politique actuel et les attaques récentes contre la ministre de l’Éducation, Nouria Benghebrit, ainsi que sur les luttes de la société civile, toujours dans le besoin d’“une perspective politique”.

Liberté : Cette année, un hommage tout particulier a été rendu par votre Mouvement à Hachemi Chérif, l’ancien responsable du MDS, puisqu’il est question de création d’une fondation qui porterait son nom. Pourquoi un tel projet ?

Yacine Téguia : Hachemi Chérif a été un réalisateur de cinéma, un syndicaliste, un responsable politique et un intellectuel de premier plan. Les quelques témoignages présentés à l’occasion de l’hommage rendu par le MDS ont seulement ébauché les contours de sa personnalité. Il a laissé un patrimoine considérable, dont des archives personnelles très riches. Cette année, le MDS a voulu faire de la commémoration du 10e anniversaire de sa disparition un jalon dans la constitution d’une fondation en charge de son héritage tant politique qu’intellectuel. Nous nous sommes donné une année pour rassembler les personnes qui ont son legs en partage. Souvent, Hachemi Chérif a été qualifié d’intransigeant sur les principes, mais c’est sa radicalité même qui fait que cette pensée reste d’actualité. C’est un patrimoine vivant de l’Algérie patriotique, moderne et démocratique, qu’il faut donc faire fructifier.

Votre formation soutient-elle toujours la double rupture si chère à Hachemi Chérif ? Pensez-vous qu’elle est encore d’actualité ?

La double rupture chez Hachemi Chérif renvoie au concept de bloc historique formulé par Gramsci, c’est-à-dire une articulation entre une structure économique et une superstructure politico-idéologique, qui constitue une formation étatique nationale particulière. Le changement radical passe par la rupture d’avec cette structure et cette superstructure. C’est donc un concept qui garde toute sa validité. Même si notre caractérisation de la nature de l’État a changé depuis quelques années, je dirais que la double rupture est doublement d’actualité, puisque nous parlons aujourd’hui de despotisme national-libéral adossé à la rente. Hachemi Chérif évoquait la double rupture avec l’islamisme et le système rentier, car il considérait que l’islamisme était le paroxysme de la rente. Aujourd’hui, le pouvoir esquisse bien une forme de démarcation vis-à-vis de la rente, dont il voit bien, avec la chute des cours du pétrole, qu’elle ne peut plus constituer une ressource suffisante sur laquelle s’appuyer pour répondre à la demande sociale et politique. Mais, en même temps, il prononce une amnistie fiscale qui profite aux rentiers et aux néolibéraux, dont les intérêts restent adossés à la rente. Le pouvoir n’est pas capable de mener une véritable rupture avec les forces de la rente, comme d’ailleurs il est inapte à faire aboutir une rupture avec l’islamisme. Toutes ces forces bénéficient ainsi d’une impunité, malgré leurs crimes et leurs délits. Et les dernières sollicitations du pouvoir en direction du MSP peuvent encore en attester…

M. Téguia, voyez-vous des changements au niveau de la scène politique nationale ou pensez-vous que nous sommes dans le même décor et avec les mêmes forces ?

Le MDS reste attentif aux mutations internationales qui pèsent de plus en plus lourd sur la situation nationale, comme le prouvent les suites du Printemps arabe. Mais, nous sommes toujours plus vigilants quant aux évolutions, aussi bien dans la société que dans les institutions. Nous refusons de sombrer dans une forme de nihilisme, qui tournerait le dos à la réalité et aux changements. L’islamisme a reculé, y compris au plan politique ; les actes terroristes comme la lâche attaque contre des jounouds à Aïn Defla n’ébranlent plus l’État. Aujourd’hui, nous assistons à une nouvelle tentative de bipolarisation du champ politique. Les deux camps, pouvoir et démocrates, qui prétendent s’imposer en pôles hégémoniques sont cependant lestés par l’islamisme. Ce qui discrédite toute prétention au changement radical, qui passe par la rupture avec le projet d’État théocratique. C’est pourquoi le pôle constitué de forces qui, faut-il rappeler, se sont déjà retrouvées dans un gouvernement Bouteflika, avant d’élaborer une instance commune, peut difficilement usurper la colère de la société. Pour preuve : la faible mobilisation suscitée par leurs initiatives, malgré des prétentions à une large représentativité, voire à une majorité électorale. En se focalisant sur la seule personne de Bouteflika, en faisant de son départ un préalable, en sous-estimant les luttes citoyennes, en considérant parfois même qu’elles constituent des diversions, ces forces travaillent objectivement à démobiliser la société, et donc mettent en œuvre l’agenda du pouvoir. Chacun renvoie à l’autre, selon un schéma déjà éprouvé, quand l’islamisme était ascendant.

Quelle analyse fait le MDS sur la situation actuelle du secteur de l’éducation ? Que pensez-vous des attaques ciblant la ministre de ce secteur ?

Les luttes dans le secteur de l’éducation illustrent très bien mes propos précédents. Le pouvoir tente d’usurper les aspirations au changement démocratique. D’abord, en nommant une ministre porteuse d’un projet moderne pour l’école, puis en lui faisant assumer la confrontation face aux islamo-conservateurs, sur la question des langues d’enseignement. Avec l’officialisation de tamazight, portée paradoxalement par le FLN de Saïdani, on voit bien qu’il y a une tentative de désacraliser le statut de la langue arabe, statut qui permet à rebours de légitimer l’article 2 de la Constitution et de proclamer que l’islam est religion d’État. En même temps, on sent que ces velléités modernisatrices visent à dénoyauter l’exigence de réformes de leur contenu démocratique. Cela a déjà été le cas de la réforme du code de la famille. De cette manière, le pouvoir essaie de neutraliser les courants islamo-conservateurs, ainsi que les courants démocratiques les plus conséquents. En faisant avancer ce débat, il espère aussi aiguiser les contradictions dans les rangs même de ses adversaires. Les considérations tactiques semblent donc primer sur les exigences stratégiques. On a vu par exemple la gêne de certains démocrates devant leurs alliés islamistes, qui refusent l’adoption d’une loi contre les violences faites aux femmes, exigeant ainsi une certaine forme d’impunité. L’expérience des années 1970 devrait pourtant nous alerter. En effet, des réformes engagées dans une approche progressiste ont abouti, dans un rapport de force différent, au recul généralisé du système d’enseignement. Si on ne résout pas les problèmes liés à une identité nationale, cohérente et équilibrée, reflétant l’unité et la diversité de ses composantes, si on ne prend pas résolument en charge les aspirations démocratiques et les exigences d’un État de droit, si on ne rompt pas avec le caractère despotique de l’État, toute avancée restera réversible.

Et qu’en est-il du front social ?

Je voudrais d’abord exprimer ma très grande satisfaction à la suite de la libération d’Abdelkader Khencha et de ses camarades du mouvement des chômeurs, emprisonnés durant six mois à Laghouat, pour avoir protesté contre leur sort. Leur moral était intact grâce à la solidarité qui s’est développée durant leur incarcération. Les protestations contre l’exploitation du gaz de schiste, les différents mouvements pour exiger une plus juste répartition des logements, reflètent une nouvelle conscience qui se cristallise chez les Algériens. Hachemi Chérif disait qu’il fallait avoir une confiance absolue dans la société… Cette nouvelle maturité est de nature à conforter les efforts du MDS qui se déploie à travers le territoire national, pour aller à la rencontre des citoyennes et des citoyens qui luttent. Naturellement, sans projet politique démocratique suffisamment attrayant et mobilisateur, la société continuera à se battre, pour enlever ce qu’elle peut arracher au pouvoir. C’est à la classe politique, en général, et au Mouvement démocratique et social, en particulier, de lui donner une perspective politique, de lui faire comprendre que, dans le cadre de cet État, tout ce qui pourrait lui avoir été cédé d’une main pourra être repris de l’autre. L’inflation qui connaît une nouvelle hausse démontre bien que le pouvoir n’est pas prêt à accepter de remettre en cause les inégalités, qui se sont accrues depuis l’arrivée de Bouteflika au pouvoir.