Le bannissement du goût de l’effort

Le bannissement du goût de l’effort

7033070-10762331.jpg‘’ Ragda ouatmangi’’; cette expression en vogue, prononcée en maintes circonstances sur un ton triomphant, traduit éloquemment un état d’esprit qui prévaut un peu partout par les temps qui courent.

Assurément, le goût de l’effort physique et intellectuel n’est plus de mise. Bien au contraire, les travailleurs, les fonctionnaires et les salariés qui s’adonnent avec dévouement à leurs activités professionnelles semblent déranger ceux qui ( les plus nombreux hélas !) profitent de la situation délétère, du laxisme ambiant et qui abusent de congés de maladie de complaisance, de retards et d’absences répétés et injustifiés et qui, toute honte bue, demandent à bénéficier de promotions, d’avantages et de primes de rendement immérités.

Ces « tire- au- flanc », qui ont perdu toute notion de conscience professionnelle et de conscience tout court, sont malheureusement légion. Une chanson de l’humoriste martiniquais Henri Salvador illustre bien cette nouvelle conception de la vie : « Le travail c’est la santé ; ne rien faire c’est la conserver. Les prisonniers du boulot ne font pas de vieux os ! ». A titre d’exemple, de nombreux jeunes et adultes désœuvrés s’érigent, un peu partout, en gardiens de voitures dans des parkings improvisés et imposent leur diktat dans les avenues, rues et ruelles de nos villes.

Ils arrivent ainsi- sans effort et sans rendre de compte à personne- à gagner leur vie nettement mieux que de nombreux universitaires qui occupent un emploi précaire et qui triment pour un salaire dérisoire au titre du fameux « filet social ». Par ailleurs, il convient de reconnaître que, depuis l’an 2000,l’Etat a financé la moitié des petites entreprises nouvellement créées en accordant des prêts et des crédits de tous types, ANSEJ, ANGEM, CNAC, ANDI….Cependant, de nombreux aspects déterminants pour la réussite professionnelle sont négligés : très souvent, la viabilité de l’entreprise créée, sa rentabilité et sa gestion sont escamotées. En outre, ces jeunes bénéficiaires se livrent à des activités professionnelles qui exigent une formation et une qualification qu’ils ont peu ou mal acquises. Il en résulte des échecs fréquents et patents. Livrés à la dure réalité du terrain, mal préparés pour y faire face, confrontés à une bureaucratie pesante et démobilisatrice et à des contraintes auxquelles ils n’étaient pas habitués, ces jeunes finissent par céder devant ce parcours de combattant.

Durant les deux dernières décennies surtout, l’Ecole algérienne a, pour sa part, dans ses programmes et les méthodes pédagogiques préconisées, réfréné voire étouffé le goût de l’effort intellectuel fécond, le sens de la curiosité et de la découverte, l’esprit d’analyse et de synthèse, l’esprit critique et l’écoute de l’autre. Souvent, les apprenants ont recours au plagiat (mal mijoté qui plus est) à cause de la mauvaise utilisation de l’internet au lieu de s’enrichir par la lecture qui, comme les voyages, permettent de « frotter et de limer notre cervelle contre celle d’autrui » (Montaigne). Ils cherchent, ainsi, sans trop se fatiguer, à obtenir les meilleures notes chiffrées possibles. La fraude, la tricherie, « l’art » du copiage prennent des proportions alarmantes et ont tendance à se démocratiser, un comble !

Les élèves n’ont que peu de devoirs à préparer, aucune récitation à apprendre. L’enseignant, souvent mal préparé et mal formé, ne parvient pas à appréhender les programmes officiels. Le système du tutorat, maladroitement maîtrisé, n’obtient pas les résultats escomptés. Au bout du compte, apprendrait- on de la sorte à nos jeunes à affronter la vie socio- professionnelle et culturelle ? Qu’il me soit permis d’en douter ! Ne serait- il pas à craindre que ces jeunes adultes, optent pour des solutions de facilité, ne cherchent qu’à ménager leurs forces et à faire la fête ? Un peu partout, l’assiduité, le sens de la ponctualité, le travail méthodique et méticuleux ne sont que très rarement observés. On a perdu la notion même de l’intérêt général et de la « chose » publique. M. Abderrazak Benhabib, directeur de recherche en économie à l’université de Tlemcen, dresse, à ce sujet, un constat édifiant et amer : « L’on a coutume de dire que les Algériens – ou du moins certains- ne veulent pas travailler et qu’ils rechignent à l’effort. Mais les racines (du mal) sont beaucoup plus profondes et commencent dès le jeune âge. L’école est gratuite, les études sont gratuites, les services et les soins (dont profitent les plus nantis, ajouterais- je) sont gratuits. »

C’est dire que la politique de l’assistanat tous azimuts, le laxisme et la complaisance engendrent le parasitisme et finissent par décourager et démobiliser les bonnes volontés et les compétences probes et honnêtes. Par ailleurs, l’appât du gain facile et la cupidité toujours ravivée et jamais rassasiée ont permis à une minorité d’opportunistes d’amasser malhonnêtement et sans trop de peine des fortunes fabuleuses. Le secteur des activités informelles occupe une place importante et sans cesse grandissante. Le commerce informel, le marché informel, le travail informel (ou au noir) et l’économie de bazar en pleine expansion mettent à mal l’économie nationale puisqu’ils brassent des milliards de dollars et qu’ils échappent presque totalement au fisc et au contrôle de l’Etat.

Alors que la croissance économique peine à atteindre les 3% annuellement, le marché de l’informel enregistre allègrement une augmentation de 10% et fait perdre au trésor 200 milliards de dinars par an, selon une étude effectuée par des experts en économie (se référer à EL Khabar du 8/9 /2014p. 8). Ainsi, l’informel qui connaît un essor dévastateur permet à une faune de profiteurs et de prédateurs de prospérer envers et contre tous. Le travail participatif et bénévole entrepris au profit de la collectivité ou du voisinage et le volontariat sous toutes ses formes faisaient partie, dans un passé pas très lointain, de nos nobles traditions, de notre culture.

Ils concrétisaient véritablement l’esprit de solidarité, d’entraide, du sens civique, du don de soi, d’un certain altruisme, ces nobles valeurs qui ont presque disparu de nos jours, fort malheureusement. La société actuelle se caractérise par l’individualisme, l’égoïsme et l’indifférence à tel point que la «touiza » et le bénévolat ne subsistent plus (et d’une manière résiduelle d’ailleurs) que dans les oasis et certaines régions rurales. On constate que de nombreux secteurs de l’économie nationale souffrent du manque de main d’œuvre (qualifiée ou non) et n’arrivent pas à trouver de postulants à l’emploi : l’agriculture, les travaux publics, les chantiers de construction notamment peinent à recruter et manquent de bras à tel point qu’on a recours à des travailleurs étrangers. A titre d’exemple, la wilaya d’Ain Defla en emploie plus de dix mille (de douze nationalités étrangères) à elle seule. Les partisans du moindre effort estiment que ces travaux sont exigeants, parfois pénibles et insuffisamment rémunérés. Ils préfèrent donc se tourner vers des occupations peu contraignantes et plus lucratives.

Ils sont loin de partager cette pensée de Ch. Wagner : « Savoir se servir de ses dix doigts, ce n’est pas seulement un capital ; c’est une ressource morale. » Dans les années 80, l’Algérie disposait de potentialités et de richesses comparables à celles de la Corée du sud, de la Malaisie, du Chili…Grâce aux efforts consentis et partagés et à une stratégie socio- économique et culturelle pertinente, réaliste et rigoureuse, ces pays font désormais partie de nations émergentes à forte croissance et leur avenir est prometteur dans tous les domaines. Ce qui est loin d’être le cas pour notre pays qui, malgré la mise en œuvre de quatre plans de redressement socio- économique, peine à subvenir à ses propres besoins et n’arrive toujours pas à sortir de l’état de sous- développement. N’est- il pas reconnu qu’un grand pays est un pays qui respecte ses engagements, qui dispose d’une économie dynamique, qui parvient à assurer le bien- être et la prospérité de ses habitants ?

La performance socio- économique et ses répercussions sur tous les autres secteurs ne dépendent- elles pas, dans une large mesure, de la pertinence des programmes et de la stratégie adoptées, du choix des hommes pour leur mise en œuvre, de l’utilisation rationnelle et de l’efficacité des investissements productifs, de la qualité et de l’efficience du système éducatif, de la lutte effective contre l’informel qui gangrène et menace des pans entiers de notre économie, de la lutte contre la corruption et contre la politique de l’assistanat ( la « rechka ») et la démarche rentière qui consiste à dilapider des sommes considérables ( les deniers publics) pour des résultats dérisoires et piteux ?

Le nouveau plan quinquennal 2015- 2019 prévoit de consacrer un montant de 261 milliards de dollars pour un développement incertain : en effet, la moitié sera réservée à l’achèvement du plan précédent (c’est le problème récurrent des surcoûts !) sans qu’une évaluation rigoureuse et objective soit établie pour en déterminer les faiblesses, les lacunes, en cibler les causes et prendre les mesures adéquates afin d’y remédier. Par ailleurs, le nouveau projet relatif au code du travail, s’il venait à être adopté en l’état, constituerait une régression et une source d’inquiétude puisqu’il prévoirait la déréglementation des contrats à durée indéterminée (CDI) et passe pernicieusement sous silence l’exploitation scandaleuse des enfants.

Pour que la valeur étalon du travail soit appréciée et rehaussée, n’importerait- il pas aussi de bannir le système de cooptation qui engendre le parasitisme sous toutes ses formes, d’encourager et de promouvoir les compétences authentiques (souvent marginalisées et parfois contraintes à l’exil), la probité et le mérite, de réduire les inégalités sociales, de valoriser la culture du civisme et de la citoyenneté….le tout régi par la bonne gouvernance, dans un Etat de droit ? Que le slogan « ragda ouatmangi » laisse place à un autre plus digne de la nature humaine et plus valorisant. Faisons en sorte que nos jeunes prennent effectivement leur destin en mains dans un monde exigeant et impitoyable qui nécessite un changement des mentalités.

DAHOU Mokhtar