Gilles Kepel, hier, au forum de “Liberté” : “Le monde musulman va de Téhéran à Bamako en passant par… Aubervilliers”

Gilles Kepel, hier, au forum de “Liberté” : “Le monde musulman va de Téhéran à Bamako en passant par… Aubervilliers”

slide_1_140916112858.jpgPeut-encore considérer l’islam comme une simple religion ? La question mérite assurément d’être posée.

Même si le forum de Liberté a manqué hier de dérouler le tapis rouge à son hôte le politologue français, Gilles Kepel, notre invité a été reçu avec tous les égards dus à son parcours de chercheur sur le monde arabo-musulman qui est, notons-le, un sujet d’une brûlante actualité. Chargé d’une mission officielle que lui a confiée le Premier ministre français, Manuel Vals, et connaissant le terrain glissant qu’il devait pratiquer à Alger, jadis connue pour être la mecque des révolutionnaires, le professeur de Sciences-Po, a dû montrer, à cette occasion, patte blanche : “Je suis venu le cœur ouvert et la main tendue”, a-t-il répété plusieurs fois.

Pour lui, sa mission consiste à “faire un état des lieux, faire circuler davantage les idées, favoriser les échanges…”. Pour cela, le forum de Liberté a constitué de toute évidence, hier, un cadre idoine. “Les échanges entre les intellectuels ne sont pas au niveau qu’ils devraient être. On connaît tous les contentieux du passé mais il s’agit de regarder vers l’avenir”. Ainsi, en présence de plusieurs ambassadeurs et de personnalités, Gilles Kepel a commencé par poser une problématique qui inquiète aujourd’hui plus d’un, à savoir les crises du Moyen-Orient et leurs conséquences en Europe et au Maghreb.

D’emblée, l’orateur avoue qu’avec l’ampleur du changement auquel nous sommes en train d’assister, il n’arrive toujours pas à cerner les tenants et aboutissants du bouleversement à venir. “Cela fait 35 ans que je travaille sur ces questions et je peux vous assurer qu’il se passe aujourd’hui des choses inédites. Nous assistons à un moment historique”, assène-t-il. De même, le spécialiste dit des “sources fermées”, précise humblement ne pas être, cette fois, dans le secret des dieux même s’il juge le changement inéluctable. Mais de quoi s’agit-il ? D’après lui, un siècle après la Première Guerre mondiale qui avait dessiné en grande partie les frontières actuelles l’évolution du “Système moyen-oriental” est en passe aujourd’hui de connaître de nouveaux ébranlements.

“Tout cela est en train d’exploser”, annonce-t-il, sans crier gare. D’après lui, les accords Sykes-Picot qui ont fait suite au démantèlement de l’empire ottoman sont aujourd’hui “remis en question”. Pour illustrer son propos, il évoque l’émergence d’un nouvel État kurde. D’après lui, en l’état actuel des choses, “n’importe quelle entité qui a une capitale et qui est capable de signer des contrats pétroliers est en mesure de se proclamer aujourd’hui comme une nation à part entière”. D’après cette assertion, les Kurdes remplissent aisément, cette condition.

“Bien sûr, ce serait nettement mieux de disposer également d’une aviation”, ajoute-t-il, l’air malicieux. Précisant sa pensée, il fera valoir que le système Sykes-Picot, selon lui, aujourd’hui en voie de disparition, aura tout de même permis une relative “stabilité des frontières”. C’est comme cela que Gilles Kepel abordera, “l’Irak divisé en trois”. Et de spéculer ensuite sur le sort de Mossoul, si cette ville était restée sous mandat français et non pas anglais. Bien sûr, on ne peut jamais refaire le match. Et l’éminent professeur ne le sait que trop bien…

Bécassine, Merah et les autres

Continuant sur sa lancée, Kepel rappellera les velléités expansionnistes de la Turquie néo-ottomane arguant, dans le cas d’espèce, de la nécessité de disposer d’une profondeur stratégique. “En revenant comme une puissance au Moyen-Orient et aux Balkans, la Turquie veut jouer les premiers rôles à condition de régler, bien sûr, le problème de la porosité de ses frontières.” Il estime, par ailleurs, le retour de l’Iran sur la scène internationale comme un élément important. “En 1979, l’Iran était sorti du jeu car considéré comme un facteur de déstabilisation voire un État voyou…”.

Passant en revue les différents acteurs de la carte moyen-orientale, il abordera ensuite le “clivage profond” qui règne au sein du Conseil de coopération du Golfe avec d’un côté les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite qui pratiquent une “politique de containment des frères musulmans” alors que le Qatar continue, lui, à “surfer sur la vague”. Il notera que cette rupture a des implications dans notre contrée avec notamment “les enjeux locaux et tribaux en Libye”. Peu avare en anecdotes, Kepel révélera avoir visité à Misrata le garage où fut entreposé le cadavre de Kadhafi, transformé, pour la circonstance, en “musée des martyrs” et orné d’un immense drapeau qatari.

On apprendra également qu’un parti libyen “El Wotan” fondé à Misrata a adopté pour code couleur le logo de… Qatar Airways. Dans tout ce charivari, Kepel voit des “éléments de transformations fondamentales”. Auteur prolifique, Gilles Kepel s’est longtemps intéressé en France à l’islam des banlieues, un de ses sujets de prédilection. “Le monde musulman va de Téhéran à Bamako en passant par…Aubervilliers. Avec les échanges humains, nos sociétés sont interpénétrées, il y a des dynamiques nouvelles, des initiatives qui proviennent d’individus décisionnaires de leurs propres vies.” Il rappellera à ce sujet qu’il y a 4 millions de Franco-Algériens, un million de Franco-Tunisiens soit le 10e de la population tunisienne.

Il citera notamment le cas de Mehdi Jomâa, le Premier ministre tunisien, qui a la double nationalité française et tunisienne. “En Tunisie, le gouvernement n’est plus issu seulement de la lutte contre le colonialisme mais contre un dictateur qui s’appelle Ben Ali.” Il évoquera toutefois les “phases d’ombre” qu’incarnent les cas de Merah et Nemmouche dont on ne peut pas dire qu’ils ont été exportés d’Algérie vers la France. Comme chacun sait, ce ne sont pas, pour ainsi dire, des harraga, mais de purs produits de l’école laïque et républicaine dont la France ne cesse, d’ailleurs, de vanter le mérite.

“Il s’agit de changer notre focale, notre univers mental, du Golfe à l’Atlantique”, recommande Kepel tout de même qui, pour étayer son argumentaire, se posera quelques questions à voix haute : “Comment Bécassine, bretonne de Quimper, se retrouve jihadiste à 14 ans ? Doit-on considérer aujourd’hui Marseille ou Roubaix comme des villes algériennes ?”. D’après lui, on est confronté à un “problème intellectuel” : “Il y a des processus mentaux des enfants de la modernité dévoyée”, constate-t-il. Si pour lui, les causes de ce basculement sont multiples, pauvreté, chômage, accès moyen à l’éducation, etc, à l’entendre, on ne peut plus considérer aujourd’hui l’islam comme une simple religion.

Le fait religieux est devenu, à l’en croire, un phénomène sociopolitique, un dérapage, une dérive mondiale… Il est vrai que, de ce côté-ci de la Méditerranée, les mêmes causes produisant les mêmes effets, nos sociétés liberticides ne produiront à la longue que des modèles mortifères. De ce point de vue, le problème ne serait pas au Pentagone mais bel et bien chez nous. Une question à creuser très certainement.

Daech, un enfant adultérin

Revenant enfin sur le dernier-né de la nébuleuse islamiste, en l’occurrence le Daech, le chercheur s’inquiète surtout de la présence au sein du nouveau monstre de milliers de Français dont “un bon quart de gaouri”. Quid de leur retour ? “On endoctrine et on formate avec une prédilection pour les Européens dans la perspective d’attentats de proximité indécelables par les services de sécurité. Le but est de réussir à fomenter des guerres civiles partout où il est possible.” Il s’empresse ensuite de préciser que “ce n’est pas un enjeu français”. Il est vrai que nous autres, Maghrébins et même Algériens, nous ne sommes pas mieux lotis en la matière.

Aussi, sur ce point, les Algériens n’en ont que faire de l’avis de certains pays où la laïcité est érigée en dogme et même sacralisée et qui ont longtemps voulu nous imposer à nous, au nom de la “démocratie”, un régime islamiste. Les conseilleurs en question nous ont même, par la suite, longuement expliqué, que contrairement aux peuples européens et anglo-saxons qui se doivent de lutter contre le terrorisme sans pour autant sacrifier les droits de l’homme, nous, nous devions accepter la fatalité de l’état d’urgence et de la dictature et cela

pour nous prémunir contre le terrorisme islamiste présenté aujourd’hui presque comme une “tare congénitale”.

Il faut rappeler à cet égard que durant les années 90, notre pays a été saigné par le terrorisme islamiste que le monde entier fait mine de découvrir aujourd’hui. L’Algérie aura fait face, seule (et on le répètera jamais assez !) à ces hordes barbares qu’elle a admirablement combattues. Enfin à la question de savoir si Al-Qaïda avait été détrônée par Daech, il répondra par la négative. “Zawahiri a, certes, pris un coup de vieux mais il représente toujours une menace.

Sa franchise officielle Jobhet enossra a enlevé récemment en Syrie des soldats fidjiens. Et c’est le Qatar qui a mené l’intermédiation. Comme quoi, ce pays a des systèmes de communication qui fonctionnent. Il faut être prudent : les gens d’Al-Qaïda n’ont pas disparu de la circulation”, prévient-il. Il explique alors que “le business est différent” : “Le système Ben Laden est pyramidal alors que le Daech est réticulaire et composé de réseaux à la base. Dans ce califat twitter, il y a une interpénétration entre le réel et le virtuel. C’est terrible à dire devant les exactions commises et la monstruosité des égorgements mais le business-model de Daech est plus en phase avec la post modernité.”

Etant en visite en Algérie depuis déjà quelques jours, Gilles Kepel n’avait pas de “scoops” à révéler s’agissant de la conférence qui vient de se tenir à Paris sur l’Irak. Pour résumer la situation, quarante nations s’apprêtent à attaquer Daech essentiellement à cause de trois otages anglo-saxons, atrocement décapités. Parmi les coalisés, figure au premier rang l’Arabie saoudite qui, notons-le, étête, à elle seule, une bonne centaine de ses sujets par an. Passons sur le curieux fait que cette même Arabie saoudite a, de tout temps, armé l’islamisme et qu’elle en vient aujourd’hui à combattre ses propres ouailles.

Chassez le naturel, il revient au galop. L’Arabie saoudite a beau se présenter actuellement comme un acteur zélé de la lutte antiterroriste, ce pays n’en est pas moins le principal sponsor du terrorisme, une fabrique de fanatiques, une véritable usine de la haine. Cette monarchie absolue qui se propose de déployer ses forces dans les opérations de maintien de la paix en Irak tarde, et on ne sait pourquoi, à être désigné du doigt. Une autre “ambiguïté” pour Gilles Kepel.