El Bayadh, une semaine après : Quand la rivière se rebiffe

El Bayadh, une semaine après : Quand la rivière se rebiffe

1223050799356-2-0.jpgSamedi 1er octobre, de fortes intempéries frappent plusieurs wilayas de l’intérieur du pays, mais c’est à El Bayadh que la nature s’acharne le plus. La furie des eaux va, en moins de deux heures, emporter 11 vies humaines (dernier bilan officiel auquel il faut ajouter un enfant emporté par les flots, disparu), détruire totalement ou partiellement des ponts et des centaines d’habitations. Toutes les routes qui mènent vers cette ville sont coupées. Assiégée par les eaux qui s’engouffrent de toutes part, la ville est tout simplement, pendant quelques heures, coupée du reste du monde, livrée, dans une anarchie saisissante, au seul critère qui conditionne l’existence : l’instinct de survie. Samedi, 8 octobre, la vie tente de reprendre son cours. Pour certains elle ne sera plus comme avant, la perte d’un être cher est irremplaçable. Mais pour tous, l’histoire de cette folle nuit écrite dans la peur panique, le désespoir est également plein d’images fortes et d’actes qui font déjà partie de l’histoire locale de la région. Nous sommes retournés dans cette ville, côtoyer ses habitants, tenter de comprendre ce qui s’est passé et voir comment la vie se ré-organise depuis. Bribes de réponse… Difficile de penser qu’un drame grandeur nature s’est joué ici il y a une semaine. En l’espace de 90 minutes, il s’est déversé sur des sols secs, incapables d’assurer une fonction d’éponge, l’équivalent de trois mois de précipitations. Ce déluge aussi brutal que bref a provoqué une inondation d’une ampleur jamais connue dans la région. 11 morts, un bébé disparu, des ponts détruits, des routes coupées et des centaines d’habitations rasées… plus de 3 milliards de dégâts et un immense sentiment de lassitude…

Mais en cette fin de semaine, au centre-ville, une animation normale, les gens marchent, flânent presque, encouragés par un soleil qui lance ses derniers rayons de l’été. Face à son fourneau, un pizzaiolo enchaîne les commandes, se permettant ici à El Bayadh même un pied de nez au traditionnel couscous en proposant une pizza du chef. Juste à côté un café bondé de clients. Là aussi, le café noir « serré » joue au challenge contre le traditionnel thé. Aucune trace dans ce quartier, à un jet de pierre du siège de la wilaya, des dégâts causés par les intempéries, même si des bribes de conversations indiquent le sujet de l’heure. Aucune trace ? Pas vraiment ! La boue a séché et une poussière épaisse flotte dans l’air… elle est partout, soulevée par le trafic des voitures ou tout simplement les semelles des piétons.

Ce calme provincial de la « haute » ville est pourtant trompeur. Il suffit de quitter cette rue animée, emprunter les ruelles presque désertes, se rapprocher de cette rivière pour découvrir sur le mode d’une série de tableaux, le résumé de cette journée qui a vu se déverser sur cette ville, en moins de deux heures, suffisamment d’eau pour doubler le volume stocké par le barrage de Brezina, le portant à 100 millions de mètres cubes. Ce barrage, mis en service vers la fin des années 1990, a justement été conçu pour capter les flux d’eau qui se perdaient auparavant dans les grands espaces désertiques du sud de la wilaya d’El-Bayadh… « Mais cette fois, les précipitations trop fortes, trop concentrées ont doublé en un temps très court le volume stocké. Un autre risque potentiel qui a nécessité l’ouverture des vannes pour procéder à un lâcher d’eau », nous confie le wali. La principale rivière, celle par qui le malheur est arrivé, sert, à l’occasion, de déversoir pour quatre autres rivières que l’appellation locale désigne par : oued M’roress, oued Chadly, oued Likel et oued Deffa. Elle coupe quasiment la ville en deux. Au fil du temps, de part et d’autre de cette rivière les habitations se sont multipliées. Depuis des années, El Ferrane, El Graba, El Mahboula… ont formé, petit à petit, le noyau originel de la ville reléguant dans les frontières de la mémoire, presque dans l’antichambre de l’oubli le propriétaire légitime des lieux : le lit de la rivière.

La mémoire de l’eau

Plus on s’éloigne du centre-ville, les maisons individuelles cèdent la place aux logements… heureusement situés en hauteur, hors d’atteinte de la furie des eaux. Pour quitter les abords de cette rivière, il faut emprunter un dédale de ruelles en pente permanente. On imagine la facilité avec laquelle les flots ont déferlé sur la chaussée retrouvant d’instinct leur trajectoire. Des hauteurs de la ville, à partir de Mecheria Sghir on est frappé par la concentration, l’entassement des habitations entre les deux collines de la ville (ksel et boudergua)… Une configuration naturelle, évidente d’une rivière.

Mais comment expliquer que les « anciens », les ancêtres ont préféré s’installer dans une cuvette se détournant de ces collines léguant à leur descendance un lit de rivière au lieu d’une colline ? Dans cette région steppique l’explication est de nature écologique et elle tient en deux mots qui résument toute l’errance du nomadisme : le point d’eau. Avant même l’irruption du béton, la naissance du village et de la ville qui vont niveler la terre, ne laissant aucun obstacle naturel à l’écoulement libre des eaux, des hommes dont la vie sociale était ponctuée par la logique pastorale se sont établis naturellement, logiquement à proximité des cours et des point d’eau. La mutation du mode de vie a éloigné les habitants, les natifs de la région de cette activité. Sédentaires. Une ville est née mais les habitants, les descendants sont restés sur la terre de leurs ancêtres oubliant dans la foulée que cette même terre appartenait avant leurs grands-pères à la rivière. Dire que la rivière traverse la ville est une vérité géographique mais pas… historique. Cette rivière prend naissance en dehors de la ville, à l’entrée elle prend le nom de oued Deffa pour, ensuite, devenir Oued Labiodh. Elle traverse le centre-ville pour se déverser vers Chott Chergui (route de Saïda) et bifurquer vers la daïra de Rogassa. Le lieutenant Fadlaoui Abdenabi, chef de service prévention à la protection civile, va résumer en trois mots les détonateurs du drame : l’étroitesse (de la rivière), la vitesse (de l’eau) et les quantités (tout simplement phénoménales). En effet, il y a quelques années, les autorités locales, croyant certainement bien faire, ont érigé de part et d’autres des parois de la rivière des murs de soutènement pour prévenir tout risque d’affaissement, surtout que tout au long des berges, quasiment sur le rebord de la rivière, des constructions se sont imposées. Ces murs ont réduit sensiblement la largeur de la rivière. Un expert en physique des fluides aura ces mots pour nous : « Il ne faut jamais toucher au cours naturel des eaux ». Ce premier octobre 121 mm sont tombés à la périphérie de la ville ajoutés au 33 mm de la ville c’est 154 mm qui vont déferler sur la rivière en l’espace d’une heure et demie. Belle Vue, Hamr Zoghba, Ksar Boukhouada, Graba, Oued Ferane, Ksar Djaj, Parc à Fourrage… tous situés sur les deux berges…. Tous touchés à des niveaux inégaux par les intempéries.

Tous ces quartiers et ses centaines de familles ont patiemment, laborieusement, motte de terre après l’autre arraché des morceaux de cette rivière pour en faire des bicoques à l’apparence modeste. La nature est tenace, sa mémoire est rancunière. Ce samedi vers 18 h, comme un marchand de sommeil indélicat elle est venue réclamer, sans tact, son bien. Par un curieux hasard, le wali et la majorité de son staff n’étaient pas cette nuit-là en ville. Ils étaient à Tiaret pour participer aux travaux d’une rencontre de concertation sur le développement local réunissant une délégation du Conseil national économique et social (CNES) avec les représentants des collectivités locales de cinq wilayas des hauts plateaux du Sud-Ouest (Tiaret, Saïda, El Bayadh, Tissemsilt et Naâma).

La ville, ses habitants seront la proie de la furie des eaux… Alerté l’exécutif de wilaya prend de nuit immédiatement la route, mais les voies d’accès sont coupées. Après un long détour, c’est vers 2 heures du matin que ces cadres arrivent dans leur ville pour découvrir un spectacle « apocalyptique », selon l’expression du président de l’APW. Dans ce moment de flottement « personne n’était préparé à ce drame », nous confiera le wali, Salim Semmoud.

Les premières vagues charriant des tonnes de boue arrivent sur les premières maisons, emportant, éventrant celles qui sont aux premières lignes, sur les berges. Il y a presque de l’exaspération chez un riverain de l’autre côté de la rivière qui tente de nous indiquer l’emplacement exact de certaines maisons, alors qu’avec notre regard d’étranger on n’arrivait qu’à distinguer des monticules de terre… pas la moindre trace de briques, de portes, de murs…

L’instinct de survie dicte des comportements. On imagine la panique, l’effroi, des familles fuient et trouvent refuge dans les écoles. « Le lendemain des inondations on a recensé 127 familles qui ont occupé de leur propre chef quatre écoles, aujourd’hui nous sommes à presque 800 familles. Certes il y a des sinistrés mais hélas aussi des infiltrés qui veulent profiter de cette situation pour bénéficier d’un logement ; j’ai appris que même des personnes en dehors de la wilaya sont venus grossir artificiellement le nombre des sinistrés, comme d’autres usent de subterfuge tels la femme dans une école et le mari dans une autre », constate amèrement le wali. Nous avons un centre d’accueil qui peut recevoir toutes ces familles, mais il y a comme une réticence chez elles…

Ce centre est ouvert au niveau de l’ancienne usine de chaussures. Il est aménagé, équipé et encadré, par des agents de la sûreté et par des éléments de la protection civile. Des citernes d’eau, de la nourriture, des lits, des couvertures sont mises à la disposition des sinistrés qui bénéficient, par ailleurs, d’une équipe médicale. Avant même de rencontrer le patron de la wilaya, nous avons sillonné la ville, rencontré les citoyens et recueillis les témoignages. Comme c’est souvent le cas en situation d’extrême tension ou de crise, des volontés s’expriment et s’opposent régulièrement.

La logique de l’administration n’est pas forcément celle d’une population dont la seule motivation s’exprime dans l’urgence « individuelle ». « L’une de mes premières préoccupation est de libérer les écoles pour que les élèves puissent suivre leurs cours, en même temps que la mise à disposition du centre d’accueil permettra d’identifier nommément les sinistrés, localiser leur habitation et les inscrire sur la liste de ceux qui seront relogés d’ici deux à trois jours », nous résume le wali… Mais, en « face », la population marque le pas, hésite à « libérer » l’école de crainte de se voir « parquée » dans le centre d’accueil, oubliée…

D’instinct, cette population pense que l’école est un moyen de pression pour forcer l’administration à agir au plus vite. On aurait tort de penser qu’en matières de construction (hormis les ponts), seules les habitations ont payé le droit de passage de l’eau. Des administrations et des bâtisses publiques « maison de jeunes, musée du Moudjahed… ainsi que de nombreux commerces, pharmacie quincaillerie cafés maures ont été rasées…

M. Koursi

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Les engagements de l’administration

Le wali estime les dégâts à 700 milliards dont 400 concernent les ouvrages des travaux publics. En ce moment, nous dit-il, 10 commissions techniques sont sur le terrain pour dresser un inventaire exhaustif de tout ce qui a été touché. Décision a été prise de reloger dans de nouvelles habitations, situées en hauteur de la ville, vers « Mecheria Sghir », une nouvelle cité, 80 familles sinistrées. Cela se fera ce lundi. Les logements sont prêts, fonctionnels (hormis le raccordement au gaz) reconnaît notre interlocuteur, le wali, M. Salim Semoud. Avant le 1er novembre ce sera plus de 100 autres familles qui iront rejoindre des logements neufs. Au-delà des intempéries qui ont précipité l’opération de relogement, les services techniques de la wilaya ont recensés 1725 logements précaires pour le seul chef-lieu. Le programme de logement en cours, selon le wali, est nettement supérieur à ce nombre… le plan quinquennal 2010/2014 lui a attribué plus de 2500 logements. Voilà de quoi répondre à l’ensemble des demandes et résoudre d’ici juin 2012 la question de l’habitat précaire dans la wilaya. Le ministre de l’Intérieur et des Collectivités locales qui est venu sur les lieux du drame a annoncé la disponibilité de 400 logements immédiatement pour les sinistrés, dont les habitations ont été détruites. D’autres formules d’aide sont, bien évidemment, proposées pour les familles dont les habitations sont partiellement endommagées. Des aides atteignant un million de dinars par habitation, pour la réfection des bâtisses touchées par les inondations, en fonction des dommages subis, l’octroi de 600 aides pour la réhabilitation et la rénovation des bâtisses partiellement endommagées et habitables, entre autres…

Mais, toutefois, les dégâts des inondations et la présence de ces établissements humains sur le lit de la rivière imposent des solutions « radicales » selon le wali qui nous a évoqué le lancement programmé d’une nouvelle étude pour la rivière, la délimitation d’un espace de sécurité non constructible à proximité des berges et surtout l’éradication totale des habitations au fur et à mesure que les familles qui y vivent seront relogées ailleurs pour éviter que de nouveaux arrivant (des fois les mêmes y retournent !!!) les squattent.

M.K.

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Anges et démons

El Mahboula, littéralement « la folle », à l’origine une source d’eau réputée chez les anciens dans la guérison de tout enfant souffrant d’une inflammation de la conjonctive. Il suffit qu’au lever du jour l’enfant se lave le visage, imbibe ses yeux de cette eau et le miracle se produit… nous avons rencontré de nombreux habitants, natifs de la région, aujourd’hui cadres, qui nous évoquent avec un sourire ce souvenir avec toute la tendresse de l’enfance. Un jour, une femme, raconte la légende locale, est venue s’installer à proximité de cette source.

Une étrangère à la localité ? Rapidement le regard inquiet lui donne une identité : El Mahboula… la source prend désormais ce nom… qui va survivre au temps jusqu’à désigner le pont qui va relier les deux parties de la ville.

Ce pont est détruit… Mohamed Belgourari, natif de la région, chirurgien installé en ville ne cache pas son émotion de voir cet édifice perdu à jamais. « Il a balisé toute mon enfance et symbolise pour moi comme, je pense, pour de nombreux habitants, le cordon ombilical qui relie le nord et le sud d’El Bayadh ». Cette rupture a été aussitôt remplacée par un élan du cœur entre les habitants qui ont construit par leur générosité un pont nettement plus noble, celui de la générosité et du cœur.

Quel nom citer ? Quelle famille mettre en valeur ? Ces gens-là ont-ils besoin d’être cités ? Simples citoyens qui sillonnent les ruelles sombres, pataugent dans la boue, devinent dans l’obscurité l’attente, le besoin et la demande discrète. Couvertures, nourriture, un simple thé, une parole de soutien… dire qu’on est là, ensemble… La vie de quartier, communautaire à cette dimension qui s’exprime sans calcul et laisse sans voix, sans mots…

Evoquant toutefois les pharmaciens de toute la wilaya d’El Bayadh qui ne sont pas restés sans agir proposant spontanément médicaments, lait pour les enfants… ou ces innombrables et anonymes citoyens de toutes parts qui se sont approchés de la radio locale d’El Bayadh pour proposer à travers les ondes qui une couverture, qui une citerne…

Dans cet océan de solidarité et de générosité le Croisant-Rouge Algérien d’El Bayadh est en première ligne. Ses membres que sont venus renforcer des dizaines de jeunes de la wilaya, spontanément, préparent nourriture dans les fourneaux du centre d’accueil pour la trentaine de familles déjà arrivées et empilent des centaines de sandwichs pour les plus nombreux, ceux qui ont préféré rester dans leur maison ou, pour être plus précis, ce qui l’en reste. A la base du cerveau de l’homme gît un serpent, avait dit un jour quelqu’un qui n’avait qu’une confiance relative en ses semblables. A El Bayadh, quelques individus, heureusement qui se comptent sur les doigts d’une seule main, ont tenté de profiter de ce nouveau no mans’s land pour commettre des larcins, voler les rares objets que les eaux ont épargnées. Les jeunes des quartiers ont spontanément constitués des comités de vigilance interdisant à tout « étranger » de circuler dans ces ruelles de jour comme de nuit. Une présence rassurante qui a le mérite de consolider encore plus les liens entre les habitants.

El Bayadh a son héros, son nom circule partout. Mustapha Belakhel, sapeur-pompier première victime du devoir. Né le 18 juillet 1981, trente ans. De repos ce jour-là, il n’hésitera pas à porter secours à ses voisins, sauvant une personne âgée et une femme enceinte. Emporté par les flots son corps ne sera retrouvé que 4 jours plus tard à proximité de l’oued Khenag, 6 km environ du lieu où il a été perdu. Mme Reguig Karima promet que si Dieu lui donnera un garçon il aura pour prénom celui de son sauveur. Mais d’ores et déjà son nom sera gravé sur le marbre au frontispice de la nouvelle unité principale de la Protection civile, dans le quartier d’Ouled Yahia. Pour que personne n’oublie…

M.K.

Le génie militaire

250 mètres de remblais sur une hauteur de 5 mètres… une compagnie du génie militaire de la 2e région s’affaire sous le regard d’une foule immense. On aurait dit que toute la ville s’est déplacée pour voir à l’œuvre un pont mobile se mettre en place.

« On dirait un film à l’Américaine », nous lance un jeune visiblement impressionné comme tous les autres d’ailleurs. Et il y a de quoi ! Un engin, un mastodonte, manœuvré par un militaire, s’avance lentement, presque à ébranler les murs des maisons, dépassant d’une longueur la plus haute des bâtisses. La ville qui est coupée en deux, puisque la passerelle et les deux ponts principaux ont été emportés, ne le sera plus dans quelques heures. Un officier supérieur nous dira que ce pont est capable de supporter le poids d’un char. Mercredi soir il est monté… un temps record pour relier deux parties de la ville à forte concentration d’habitants. Tout un symbole.

Avant même que les militaires ne terminent de placer les barrières de sécurité, un jeune s’enhardit sous le regard de l’officier qui laisse faire… il avance fait quelque pas et traverse en courant, faisant tomber au passage dans la rivière son téléphone portable, son « grellou »… Il sera, durant 5 minutes, la star du moment… des centaines de rires fusent et l’on devine à travers cette joie soudaine, cette exubérance, toute la délivrance d’une expérience douloureuse… le temps est à l’espoir.

Techniquement ce pont, en attendant la construction d’un autre pour remplacer « El Mahboula », va faciliter la circulation et les échanges entre les citoyens contraints ces jours de parcourir plusieurs kilomètres pour aller « en face ».

M. K.