Djamel Zenati: “Le pays est dans une impasse politique intégrale”.

Djamel Zenati: “Le pays est dans une impasse politique intégrale”.

Ancienne figure de proue du Mouvement culturel berbère (MCB), directeur de la campagne présidentielle, en 1999, du défunt Hocine Aït-Ahmed, dont il a été conseiller politique, Djamel Zenati  détaille dans cet entretien les ressorts de la crise du régime et les causes de l’impasse actuelle, non sans mettre en garde contre les dangers du maintien du statu quo.

Liberté : Que vous inspire la récente crise qui a secoué le FFS ? Quels en sont, de votre point de vue, les facteurs endogènes et exogènes ?

Djamel Zenati : La crise au FFS est l’une des manifestations concrètes de la crise algérienne. Le pays est dans une impasse politique intégrale, c’est à dire une crise de perspective historique. L’ordre ancien est usé et dépassé, mais il résiste et empêche l’avènement de l’ordre nouveau. C’est un moment charnière. La crise agit différemment sur les divers segments de la société et peut déboucher sur le pire comme sur le meilleur. Les classes supérieures et populaires sont globalement dans la constance.

Les premières sont attachées au statu quo tandis que les secondes aspirent au changement. Il en est tout autrement des classes moyennes, ce groupe tampon hétérogène au rôle fondamental dans la dynamique sociale. Elles sont traditionnellement ambivalentes et hésitantes. Face à la menace de déclassement, elles oscillent entre deux choix antagoniques : s’allier avec les démunis ou se rallier aux puissants. Dans la séquence historique présente, elles semblent avoir majoritairement opté pour le second. Dans les moments de grande intensité politique, militants et citoyens s’engagent, s’investissent avec force et parviennent à contenir les assauts opportunistes et à mettre en échec les tentatives de normalisation.

Ce n’est point le cas en période de reflux et de verrouillage. Les élites sans racines, impatientes et cupides ont réussi à prendre en otage le champ politique. Les fracteurs internes sont d’ailleurs observables dans tous les partis et pas seulement au FFS. Toutefois, l’état actuel du FFS est inquiétant. Un facteur supplémentaire de désenchantement car ce parti a de tout temps incarné l’opposition libre et l’espoir démocratique. Parti démocrate ancré à gauche, sa vocation historique était de servir de canal d’expression et de cadre d’organisation pour le peuple modeste et les élites indépendantes engagées sur le terrain des luttes en faveur des libertés et de la justice sociale.

Sa base sociologique et sa ligne stratégique doivent être le reflet fidèle de son identité politique. Hélas, sous l’effet des reniements et des renoncements récurrents, il est devenu méconnaissable. Je trouve inadmissible, à titre illustratif, de confier la conduite d’une formation de gauche à des affairistes ou à des individus sans parcours et aux antipodes des idées pour lesquelles ils sont censés se battre. L’idéal de Hocine Aït Ahmed est aujourd’hui orphelin d’un support politique solide et crédible de nature à aider le pays et la société dans les épreuves difficiles.

Peut-on l’inscrire dans ce qui apparaît comme la fin d’un cycle pour un pluralisme politique biaisé ?

Nous sommes dans un système politique à compétition sans alternance. Il exprime un rejet de toute légitimité rationnelle. Le multipartisme est juste une façade destinée à entretenir l’illusion démocratique pour prolonger et mieux protéger l’autoritarisme. Les crises sont toujours douloureuses. Mais elles ont cette qualité de révéler au grand jour les limites des constructions artificielles.

Les démocrates, malgré des déclarations de bonne intention, quelques initiatives, peinent encore à construire une alternative. Pourquoi, selon vous ?

Mes réponses précédentes contiennent et apportent déjà quelques éclairages à ce sujet. Cependant, le mal est profond et son origine est lointaine. Rien n’a substantiellement changé depuis 1962. Le pouvoir est toujours fondé sur deux rentes. L’une symbolique, la légitimité historique, et l’autre matérielle, les hydrocarbures. Le pays est administré à la manière autoritaire. Vint la révolte d’Octobre 88, mais elle n’a pas constitué, à mon sens, un moment de rupture radicale avec l’autoritarisme.

Et pour cause ! Une nouvelle rente symbolique, la légitimité religieuse, va faire une irruption fracassante, violente et conquérante dans le champ social. L’affrontement des deux rentes symboliques, dont l’enjeu réel est le contrôle de la rente matérielle, va plonger le pays dans un drame sans pareil. Le terrorisme sera militairement vaincu et l’autoritarisme restauré. L’idéologie sécuritaire va servir de légitimant à la mise au pas de la société déjà profondément traumatisée et éprouvée par des années de sang. L’idée démocratique est réduite à quelques îlots. L’arrivée de Bouteflika au pouvoir va accélérer la baisse des niveaux de violence et coïncide également avec une embellie financière survenue à point nommé. Il était alors permis d’entrevoir de nouveaux horizons pour le pays.

Comme par malédiction, de nouvelles vulnérabilités vont voir le jour. J’en citerai deux : la structure hétérogène des soutiens du Président et le nouveau régime mis en place. Les partisans du Président sont différemment motivés. Il y a les convaincus, les prédateurs et les contraints. Cette nébuleuse renvoie l’image d’une entente forcée, instable et portant en elle les germes de sa propre neutralisation. Se réclamer de la proximité présidentielle confère de la visibilité, procure pouvoir et influence et dispense de toute obligation légale ou morale. Le résultat est connu : scandales, polémiques, règlements de comptes, etc. Autre faiblesse est ce passage à une configuration éclatée du pouvoir avec l’institution présidentielle comme centre de gravité.

L’effacement du Président, en raison de son état de santé, va déséquilibrer l’édifice et rendre possibles toutes les dérives. Du côté de l’opposition, ce n’est pas non plus l’harmonie. On y trouve les convaincus, les faisant-semblant, les revanchards et les réservistes. Au total, personne n’est dans la construction. Ce survol succinct de notre histoire récente renseigne sur l’étendue des obstacles qui se dressent devant la construction de l’alternative démocratique.

Depuis quelque temps, les partis du pouvoir focalisent leur discours sur la menace extérieure qui plane, selon eux, sur l’Algérie. D’après vous, cette menace est-elle réelle, exagérée ou jouent-ils sur le registre de la peur ?

Ils sont dans le vrai, à une objection près : ils se trompent de menace. Le chantage à la stabilité a pour seul dessein de maintenir l’ordre établi. Jouer sur les peurs et raviver les traumatismes sont des procédés de dissuasion forts et souvent efficaces. Mais à la longue, ils produisent un effet inverse. Depuis quelque temps, les citoyens agissent selon un procédé du même registre : le chantage à la contestation. Pouvoir et société sont dans un face-à-face, jusque-là prudent, sans intermédiation et en l’absence d’un État légitime capable de traduire dans les faits les compromis nécessaires. Cet équilibre apparent cache en réalité une grande fragilité. Tout peut basculer très vite.

En effet, le refus de la médiation et la fermeture des canaux d’expressions favorisent des évolutions silencieuses aux effets imprévisibles. Qui peut aujourd’hui prétendre connaître avec précision l’état réel de notre société ? Les frustrations refoulées et les haines accumulées peuvent jaillir à tout moment des profondeurs sociales et révéler un potentiel destructeur surprenant. Les tenants des utopies communautaristes sont toujours en embuscade. Une déstabilisation de l’Algérie serait, par ailleurs, une aubaine pour les mondialistes “planétivores” et autres experts du dépeçage géographique. La situation syrienne est, à cet égard, un exemple paradigmatique. Il devrait tous nous rappeler à l’ordre.

En effet, parti d’une contestation interne, le conflit syrien a vite évolué en une guerre mondiale territorialement circonscrite. L’intervention étrangère est toujours légitimée par des situations internes chaotiques. Si menace extérieure il y a, les gouvernants en sont donc les premiers responsables. La situation en Algérie est dans une détérioration tendancielle et tout peut s’accélérer du jour au lendemain. L’inquiétude est palpable et le mécontentement s’amplifie à l’approche de la nouvelle année. Les appels à la grève se multiplient et pourraient facilement donner forme à une révolte généralisée.

Il faut agir et vite. Le président de la République semble retrouver un peu de santé. C’est tant mieux pour lui et pour le pays. Il se doit de proposer de nouvelles perspectives à même d’éloigner le pays du danger et le réengager dans une dynamique participative et de progrès. Le premier verrou à briser consiste dans le renvoi d’un gouvernement paralysé et paralysant. Le gouvernement actuel n’est pas seulement un obstacle au règlement de la crise. Il est un élément de la crise. Raison pour laquelle il est impératif de mandater un gouvernement réformateur composé de compétences patriotiques.

Des réformes profondes et élargies sont nécessaires. Certaines seront, sans aucun doute, douloureuses. Mais si elles sont portées par un gouvernement jouissant d’une forte confiance populaire et inscrites dans une vision stratégique globale, le citoyen sera disposé à consentir effort et sacrifice. En revanche, si le souci est juste de garantir le confort de l’establishment au prix d’un appauvrissement du plus grand nombre, elles seront rejetées. Le pire est alors à craindre. Aussi, il est du devoir de tout un chacun d’explorer les conditions de possibilité d’un changement sans violence. J’y crois profondément sans toutefois ignorer les résistances et les pesanteurs qui se dressent devant une telle perspective.

Le salut de l’Algérie réside-t-il dans la construction maghrébine, aujourd’hui au point mort ?

Le salut de l’Algérie viendra prioritairement d’un sursaut patriotique de ses enfants. Pour l’instant, le destin du pays est encore entre nos mains. L’Algérie a les moyens de s’en sortir, sans violence. En théorie, la révision constitutionnelle de février 2016 a introduit toutes les réformes à même de permettre la construction d’un ordre politique démocratique. Il suffit de les traduire dans les faits. Un défi relativement facile à relever eu égard aux énormes avantages compétitifs dont dispose le pays. Nous en citerons les plus décisifs : une population à majorité composée de jeunes, un foncier agricole et industriel conséquent et des ressources énergétiques importantes. En matière d’énergie solaire, notre pays a tous les moyens pour se propulser aux premiers rangs dans le monde. Il en est de même de l’économie circulaire.

Cependant, les options actuelles tendent à éroder considérablement ces atouts et anéantir, du coup, tout espoir de voir le pays aiguillé sur la voie de l’émergence. Aussi, le changement est une exigence historique. Par ailleurs, la crise du capitalisme mondialiste favorise un déplacement de la croissance du Nord vers le Sud. C’est une autre opportunité à saisir. Enfin, et pour revenir à votre question, la construction maghrébine devient de plus en plus problématique en raison de disparités profondes. Situation chaotique en Libye, démocratie naissante en Tunisie, grande incertitude en Algérie, monarchie expansionniste au Maroc, colonisation au Sahara occidental et une Mauritanie inaudible. Toutefois, l’émergence d’un bloc régional est un horizon incontournable. À elle seule, la menace terroriste constitue un motif de rapprochement immédiat.