La date du 11 décembre 1960 est peu célébrée. Mais elle marque un tournant dans la guerre d’indépendance de l’Algérie
C’est un épisode de la guerre d’Algérie (plus communément appelée Guerre d’indépendance, ou Révolution, en Algérie) dont il est rarement question dans les médias. Alors qu’il est emblématique, à plus d’un titre.
Le 11 décembre 1960, alors que les maquis nationalistes sont en grande partie décimés par les opérations militaires déclenchées par le général Maurice Challe, des milliers d’Algériens —appelés à l’époque les «musulmans»— investissent les quartiers européens d’Alger. C’est le cas notamment des habitants de la Casbah qui déferlent sur Bab-el-Oued. Ils brandissent des slogans favorables au Front de libération nationale (FLN) et au Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA). Surtout, ils arborent le drapeau vert, blanc et rouge, celui qui est désormais l’emblème de l’Algérie indépendante.
A quelques jours du réexamen, prévu le 19 décembre, du dossier algérien par l’ONU, ces manifestations, réprimées dans le sang par l’armée et la police françaises, vont s’étendre à l’ensemble du territoire algérien et embraser le pays entier. Elles démontrent que la population «indigène» reste dans sa grande majorité favorable au combat et aux idées des indépendantistes et cela malgré la victoire des militaires français dans ce qui fut la terrible bataille d’Alger (1956-1957).
Aux origines de la décolonisation
Mais ces manifestations sont aussi un gros revers pour le général De Gaulle dont toute la stratégie consistait, après avoir reconnu le droit à l’existence d’une «Algérie algérienne» (au grand dam de la population pied-noir), à favoriser l’émergence d’une «troisième force» plus docile et malléable que le FLN. En cela, les manifestations du 11 décembre 1960 ont donc été un moment crucial du conflit de décolonisation de l’Algérie. Un moment où, le peuple algérien manifeste, de manière pacifique et sans armes, son attachement à la cause défendue par la «djabha» (le Front).
A bien des égards, ces événements sont annonciateurs de ce qui se passera un an plus tard en France, avec les manifestations du 17 octobre 1961, sauvagement réprimée par la police du préfet Papon.
Le caractère exceptionnel du 11 décembre 1960 réside aussi dans le fait que l’appareil du FLN, notamment sa représentation à l’extérieur en Tunisie et au Maroc, a été autant surpris, sinon plus, que les autorités françaises par cette irruption du peuple algérien dans le champ politique. Alors que la situation militaire était des plus compliquée, et que les katibas (compagnies) de l’Armée de libération nationale (ALN) souffraient de la rupture des canaux d’approvisionnements en armement et en hommes (les frontières avec le Maroc et la Tunisie étaient électrifiées et minées, ce qui aggravait l’isolement des maquis), les slogans comme «tayha djazaïr» (vive l’Algérie) ou «Ferhat Abbas président» ou encore «Algérie indépendante» redonnèrent un avantage politique indéniable aux nationalistes.
Cela explique d’ailleurs pourquoi, paradoxalement, la date du 11 décembre 1960 n’est guère célébrée en Algérie. Certes, les médias étatiques ou proches du pouvoir ne la passent pas sous silence. Mais, ce n’est pas un jour férié et son importance historique est rarement mise en exergue. Une prudence officielle qui s’explique par le fait que les autorités de l’Algérie indépendante ont toujours craint que cette prise en main de son destin par le peuple ne donne des idées aux nouvelles générations.
Suspicions et superstitions
Exalter le pouvoir du peuple et sa capacité à peser sur le débat politique, c’était prendre le risque de le voir tôt ou tard contester la mainmise du parti unique sur le pays. C’était aussi lui consentir une part de la victoire contre le colonialisme, victoire revendiquée et accaparée par les membres de «la famille révolutionnaire», c’est-à-dire, les hommes du système qui tiennent encore l’Algérie. Une anecdote l’explique à merveille. Au milieu des années 1980, Mohamed Ali Allalou et Aziz Smati, deux hommes de radio mais aussi deux piliers de la scène musicale algérienne, décident d’organiser une série de concerts sous le label rock dialna (notre rock). Problème, les autorités ne donnent pas leur autorisation pour l’un des concerts. «On s’est retrouvés face au ministre de la Jeunesse et des Sports de l’époque», raconte Mohamed Ali Allalou.
«Il voulait savoir dans quel but nous avions choisi la date du 11 décembre pour ce concert. On a eu du mal à le convaincre que ça n’avait aucun lieu avec les manifestations de décembre 1960 et que ça ne partait pas d’une intention subversive.»
Aziz Smati, producteur, à qui de nombreux groupes musicaux algériens doivent leur sortie de l’anonymat (il sera victime d’un attentat terroriste au début des années 1990), se permettra même de choquer ledit ministre en lui affirmant sans rire que, pour la jeunesse algérienne, «la seule date qui compte en décembre est celle du réveillon du 31»… En clair, le souvenir du 11 décembre 1960 ne pouvait constituer une menace. Etant donné que sa signification échappait à la grande majorité de celles et ceux qui étaient nés après l’indépendance.
Bien entendu, plusieurs thèses s’affrontent aujourd’hui concernant ces événements. Selon plusieurs historiens algériens, il ne s’agirait ni plus ni moins que d’une manipulation des services secrets français qui aurait mal tourné. Ces derniers auraient ainsi tenté de susciter des manifestations «spontanées» en faveur de la troisième force chère à De Gaulle. Une tentative de décrédibiliser le FLN qui se serait retourné contre ses instigateurs.
Violence et coercition
Il faut juste relever que l’Histoire contemporaine de l’Algérie est emplie d’exemples de manifestations ayant échappé à leurs commanditaires de l’ombre. On pense notamment à celles d’octobre 1988 qui ont débouché sur la courte parenthèse démocratique algérienne. Par ailleurs, de nombreux officiels algériens ont souvent minimisé le caractère spontané de la déferlante du 11 décembre, expliquant qu’il s’agissait de manifestations encadrées par les militants du FLN, ces derniers ayant pour but de convaincre l’opinion publique internationale du bien fondé de la revendication indépendantiste. Là aussi, on comprend pourquoi la capacité d’action de la population a été relativisée pour mieux mettre en exergue l’importance de l’appareil politico-militaire du FLN.
Mais, quoi qu’il en soit, les manifestations du 11 décembre 1960 —sorte de printemps nationaliste algérien— présentent l’intérêt d’infirmer cette thèse. Une thèse très en vogue en France y compris à gauche et même chez des intellectuels qui étaient favorables à l’indépendance de l’Algérie. Selon eux, le FLN ne s’est imposé aux Algériens que par la violence et la coercition. C’est d’ailleurs pour cela que la grande majorité des documentaires récents sur la question passent sous silence ces manifestations, préférant insister sur la «guerre entre frères» qui a opposé les militants du FLN à ceux du Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj.
Akram Belkaïd