Attablé devant un bon plat de porc, verre de rouge à la main, M. Deng, patron spécialisé dans le « halal », dit ne pas croire en l’islam mais son entreprise réalise plus de 50 millions de dollars de ventes grâce aux musulmans d’Asie et du Moyen-Orient.
Son entreprise, Sai Wai Xiang, est à la pointe de l’offensive chinoise pour conquérir cet énorme marché des aliments et boissons « licites », et écoule sa marchandise jusqu’aux terres saintes d’Arabie saoudite.
Deng Zhijun vend des « produits aux saveurs ethniques musulmanes », avance-t-il, visiblement peu à l’aise avec les préceptes alimentaires de base de l’islam.
“Les musulmans, c’est sûr, ne fument pas et ne boivent pas d’alcool », se remémore-t-il en recevant à déjeuner dans un jardin orné de grandes cages contenant paons, perroquets et poules. « Il y a aussi un type de viande qu’ils ne mangent pas, mais je ne me souviens plus laquelle ».
Sa connaissance un peu hésitante de l’islam est assez typique des relations complexes que la Chine entretient avec cette religion, qui compte officiellement 23 millions de fidèles dans le pays.
Un chiffre que certaines estimations indépendantes placent au-dessus de 50 millions, ce qui en ferait l’une des dix premières nations musulmanes.
État officiellement communiste et athée, la Chine oscille entre restrictions sévères à sa pratique et périodes de détente.
L’entreprise de M. Deng est basée au Ningxia, une région orientale qui compte six millions de Hui, une minorité musulmane que les autorités distinguent des Han, l’ethnie chinoise ultra-majoritaire, bien qu’ils ne se différencient que par la religion.
Plus à l’Ouest, au Xinjiang, berceau de l’autre principale minorité musulmane, les Ouïghours, des turcophones, les violences ont fait des centaines de morts, attribuées par Pékin à l’extrémisme islamiste et par les activistes aux restrictions religieuses et culturelles imposées par les autorités.
Dans une vidéo de promotion diffusée chez Sai Wai Xiang — fondée il y a 14 ans –, des convives chinois attablés trinquent joyeusement avec leur verre de bière avant d’attaquer leurs assiettes.
« Boire du vin rouge est excellent pour la santé, exactement comme manger halal », déclare M. Deng, qui raconte son récent voyage à Bordeaux.
Saucisses de porc
Les projections de croissance du marché halal (nourriture et boissons) d’ici 2018 sont chiffrées à 1.600 milliards de dollars par la Chambre de commerce et d’industrie de Dubaï, comparées aux 1.100 milliards de 2013.
Comme d’autres chefs d’entreprise, M. Deng attend beaucoup de retombées de la politique des « nouvelles routes de la Soie » du président chinois Xi Jinping, qui doit développer marchés et infrastructures en Asie du sud et au Moyen-Orient.
Mais le sérieux avec lequel sont appliqués les critères halal en Chine est controversé.
L’an dernier, des centaines de musulmans étaient descendus dans la rue à Xi’an (nord) pour protester contre la vente d’alcool dans des restaurants halal, tandis qu’au Qinghai (nord-ouest), une foule avait détruit une boulangerie après la découverte de saucisses de porc et du jambon dans un camion de livraison.
Ces craintes pourraient se répercuter à l’export, la Chine n’étant pas réputée pour sa sécurité alimentaire, après des scandales notamment d’huiles frelatées et de laits en poudre.
La conformité du caractère « halal » de la nourriture en Chine est « discutable », estime Miriam Abdul Latif, professeur de sciences de l’alimentation et experte du halal à l’Université de Malaisie de Sabah, citant des exemples de « faux documents de certification halal ».
Pour gagner la confiance des consommateurs, elle préconise que les entreprises chinoises s’en remettent aux organismes de certification des pays musulmans.
– Stratégie sécuritaire –
Mais le problème touche au coeur -ou à l’estomac- des relations entre l’État et la religion.
L’actuel système chinois de certification halal est un patchwork de réglementations locales, d’une rigueur variable. Les mosquées ont techniquement le droit d’inspecter les installations, mais le dernier mot revient au Bureau local des affaires ethniques et religieuses.
Lors d’une réunion politique nationale le mois dernier à Pékin, Ma Guoquan, un délégué du Ningxia, a appelé à la création d’une certification nationale unique pour le halal et une amélioration de sa mise en oeuvre.
« Il y a beaucoup de problèmes concernant l’organisation de la nourriture halal qui ne peuvent être ignorés », a déclaré le délégué, cité par le Quotidien du Ningxia.
Mais des voix s’élèvent pour défendre l’athéisme officiel du parti unique, face à de potentielles lois nationales sur la question.
« Ce genre de législation serait contraire au principe de laïcité », a estimé en mars Xi Wuyi, un expert en marxisme de l’Académie chinoise des sciences sociales, sur la plateforme de microblog Weibo, ajoutant: « Cela pourrait menacer la stratégie sécuritaire de la Chine ».
Des musulmans se plaignent, eux, des ingérences gouvernementales dans leur religion.
Loin de ces débats, nombre d’entre eux au Ningxia s’en remettent à leurs relations personnelles: « Je sais que la viande que j’achète est halal parce que je connais mon boucher, je le vois souvent à la mosquée pour la prière », raconte Na Liang, qui vit à la campagne.
« Et je connais mon boulanger, et la famille qui tient la boutique de nouilles, je sais que leur nourriture est halal. »