Quelle langue parlent les Algériens?

Quelle langue parlent les Algériens?

La langue algérienne est faite d’emprunts à la langue française et de nouveautés permanentes impulsées par les Algériens.

flexer.jpgCinquante ans après l’indépendance, les Algériennes et les Algériens continuent de capturer des mots de la langue française pour les pétrir et les façonner à leur manière. Il y va ainsi du verbe liquider. On pourrait croire que cela a un rapport (de mauvais goût) avec «la décennie noire» des années 1990 mais ce n’est pas vraiment le cas. Exemple: on entre chez le coiffeur, non loin de la place Kennedy à El-Biar, ex-petit joyau de la capitale devenu un gouffre béant envahi par la saleté et les odeurs de rôtisseries.

Le maître des lieux, ciseaux et rasoir à la main vous fais signe de ne pas repartir. «Ça va aller vite, KhôEn-liquidihoum ou neltha bik». Autrement dit, «je vais liquider ces clients et je m’occuperai de toi». Liquider devient donc synonyme de travail rapide et bien fait. Parfois, cela va même plus loin puisque celui qui vous «liquide» le fait de manière à vous rendre service et à vous régler vos problèmes. «N’dir fik plisir, n’liquidik el-youm»: Je te fais plaisir, je te liquide aujourd’hui…

Le verbe flexer ou flexyr finira par s’imposer

Mais il y a mieux comme butin. Je pense au verbe «flexyr» (ou «flexer»), un néologisme engendré par la technologie et les services des opérateurs locaux de téléphonie mobile. A l’origine, c’est, comme l’explique un spécialiste de la question, «une innovation du groupe Orascom en Algérie». L’idée, c’est de permettre aux abonnés d’échanger entre eux des unités téléphoniques. Imaginons un abonné dont le crédit est de 100 dinars et un autre qui a pratiquement consommé tout son avoir. Grâce au flexy, le premier peut transférer 10, 20, 50 dinars ou plus au second. Dans le langage quotidien des Algériens, on dira «flexah», c’est-à-dire qu’il l’a «flexé» ou «flexy» ou bien encore «flexyé».

Flexyr ou Flexer: voilà donc un nouveau verbe, qui finira un jour par s’imposer aux académiciens français tout comme le mot taxieur, invention algérienne hautement revendiquée et assumée.Flexyr donc, soit transférer une partie de son avoir à une autre personne. Flexini (Flexy-moi),N’flexik (je te flexy) sont des formes entendues tous les jours et dans toutes les bouches, quel que soit l’âge ou le niveau d’instruction. Cela va de pair avec une téléphonie mobile aussi répandue qu’envahissante.Le portable est partout et peut sonner à n’importe quelle heure et en n’importe quel endroit comme par exemple lors d’une consultation médicale, chez le dentiste ou bien encore dans la file d’attente à la police des frontières (paf).

Discussion avec une (jeune) consoeur. Elle: «tu te rends compte! La dernière fois, j’étais à l’aéroport. J’ai appelé ma sœur pour lui dire que mon avion venait d’atterrir. En arrivant devant le policier de la paf, il m’a demandé de me mettre de côté, le temps que je termine ma conversation! Je l’ai enguirlandé comme pas possible». Moi: «Tu sais qu’aux Etats-Unis, il t’aurait confisqué ton téléphone et tu aurais eu droit au minimum à une amende». Elle: «On est en Algérie, pas aux Etats-Unis». Cassé, cassé comme dit la marmaille d’aujourd’hui…

Le sens des expressions évolue

Mais revenons au verbe flexer. Comme tant d’autres prises linguistiques, il évolue et tend à prendre une autre signification. Petite anecdote racontée par un homme d’affaires algérois: «Il y avait un bouchon comme c’est souvent le cas à Alger. Un conducteur a commencé à s’énerver et à klaxonner. Un de ses voisins lui a dit que ça ne servait à rien de s’énerver. Le policier qui a assisté à la scène a dit au second de flexer un peu de tendresse à l’énervé».

Flexyr ou Flexer: transmettre une partie du peu que l’on a à celui qui en a besoin… Des unités téléphoniques, de l’argent mais aussi de la tendresse ou de l’amour. Du bon sens aussi. «Flexy-lou chouia rzana», flexe-lui un peu de sagesse, ai-je ainsi suggéré à l’un des deux dj qui ont pris le même vol Alger-Paris que moi. Son compère, tout fier d’avoir animé une soirée de réveillon «avec 900 personnes» dans je ne sais plus quel hôtel de la cote, s’ingéniait à importuner une passagère visiblement coupable (pour lui) de voyager seule et de ne pas être sensible à son charme.

Ma formule a été comprise cinq sur cinq. Elle m’a donné l’impression de faire «local dz», c’est-à-dire être résident en Algérie, et d’être moins déconnecté que je ne le pensais. Et cela m’amène à écrire que, finalement, c’est tout le pays qui a peut-être besoin d’être «flexé». Flexé en bon sens, en libertés, en un peu plus de démocratie mais aussi de confiance en l’avenir. Toute la question étant de savoir qui serait le «flexeur». Mais cela est déjà une autre histoire…

Akram Belkaïd, à Alger