Massacre de Bentalha (nuit du 22 au 23 septembre 1997).
Avec plus de 150 morts au minimum, ce fut l’un des massacres les plus horribles perpétrés durant cette guerre. Des criminels sans foi ni loi se sont acharnés durant plus de cinq heures sur des enfants, des femmes et des vieillards sans défense dans une zone où il y avait pas moins de quatre casernes, un campement militaire, une brigade de gendarmerie et un cantonnement de miliciens.
Des survivants miraculés de ce massacre horrible crieront leur rage devant les caméras du monde entier devant la passivité des autorités qui les avaient abandonnés à leur sort face à leurs bourreaux sanguinaires. De nombreux citoyens se poseront des questions sur la facilité déconcertante de ces hordes à accomplir leurs méfaits. Au fil des années, des voix se sont élevées pour témoigner. Ecoutons-les.
Témoignage d’un survivant du carnage. Envoyé Spécial. France 2. 23 septembre 1999.
Avec le temps, des langues sereines commencèrent à se délier pour raconter les faits tels qu’ils se sont passés. Parmi ces voix, celle d’un entrepreneur demeurant à Bentalha depuis 1988, Nasroullah Yous, se réclamant militant démocrate qui s’était enrôlé dans une milice d’autodéfense pour protéger sa famille contre les exactions des fameux « GIA » qui avaient pignon sur rue dans cette région au vu et au su des « autorités ». Ce citoyen qui survécut par miracle à la tuerie raconte dans un reportage diffusé par la deuxième chaîne française de télévision (France 2) le jeudi 23 septembre 1999 dans le cadre de l’émission hebdomadaire Envoyé spécial, les affres de cette nuit ténébreuse faite d’horreurs,de sang et de larmes.
« Du moment où tout le monde a voté FIS, c’était tous des salauds, des fanatiques….
Il y avait la plus importante caserne, celle de Baraki. Avec les événements, il y avait des militaires, des vrais militaires, qui étaient là pour combattre les terroristes. Et il y avait les casernes qu’on pouvait appeler les relais, celle de l’ENEMA, située avant le Haouch Boukadoum. Il y avait une autre à l’entrée de Bentalha et une autre enfin à Gaïd Gacem.
A partir de 1996, il était vrai que les GIA ne pouvaient plus pénétrer à Haï Djillali, car les gens en avaient marre. Ils ne voulaient plus entendre parler de tueries, de massacres. C’était injuste, il y avait trop d’injustice. Ils ne comprenaient pas pourquoi on tuait des gens, pourquoi on enlevait des femmes, d’autant plus que lorsqu’on retrouvait les morts, c’était de la charcuterie. On trouvait des femmes sans tête, des hommes sans tête. C’étaient des malades !
On avait demandé des armes aux militaires. Au début, on nous avait dit qu’on pouvait les avoir rapidement. Mais de jour en jour, avec la pression et tout, on savait pertinemment qu’ils étaient entrain de se foutre de notre gueule parce que cela a duré des jours, des semaines et des mois.
Le jour même du massacre, officiellement on nous l’a pas dit, mais je ne sais plus qui est venu me dire qu’on allait recevoir les armes le mercredi d’après, le mercredi 25, si je ne me trompe pas.
Le jour même du massacre, il y avait un groupe d’au moins une quarantaine de personnes, de militaires. C’était bizarre, car c’était la première fois qu’on voyait ces militaires. Moi j’ai crû que c’étaient les militaires de Gaïd Gacem, parce que c’était le genre, avec la même tenue de combat, avec des casques, bien habillés, avec des tenues neuves, des gilets pare-balles. On les a vus, ils avaient emprunté le chemin des orangeraies, en direction de Gaïd Gacem ? Ils avaient pris ce boulevard là, ils sont passés devant ma maison, ils nous ont bien regardés et, ce qui est bizarre, ce que les gens, mes amis, Abdelkader… sont venus me dire que les militaires après les avoir bien regardés, ont dit : « Ils sont entrain de jouer aux dominos, les salauds ». Je me demande encore pourquoi ils ont dit cela. Ils sont repartis par là, par où sont rentrés les assaillants. Il était entre 9h et 9h 30.
Une heure après sont venus des gardes communaux. Ils étaient regroupés. Ce n’était pas de leur habitude. On a commencé à rire et à les traiter de peureux. Ils ont peur de quoi ? On ne savait pas ce qui allait nous arriver.
Moi, je descends chez moi. Je prépare à manger, je m’apprête à me reposer un petit peu, quand subitement – je n’avais pas vu l’heure – c’était entre 11h et 11h 15, j’entendis les premières bombes. C’était les cris, la peur, la panique, les enfants criaient, les femmes. Ils déchiraient la nuit…des cris horribles.
J’essayais de comprendre ce qui se passait. J’ai crié à l’adresse de mon voisin : « Fouad, Fouad, qu’est-ce qui se passe ? »Je n’ai pas obtenu de réponse.
Moi, je ne voulais pas y croire.. Alors je me suis souvenu que lorsque la première bombe a éclaté, entre 11h et 11h 15, j’ai vu un voisin qui a pris la fuite en marche arrière à bord de son véhicule. Et là je vais plus loin et je lui demande : « Mais qu’est-ce que tu as vu ? Est-il vrai que les ambulances étaient déjà prêtes, étaient là-bas quand tu es parti ? ». Mon voisin a confirmé. Là, ca m’a vraiment choqué.
On croyait réellement que les militaires étaient venus pour nous secourir. On a commencé à crier : « Les militaires arrivent, les militaires arrivent ! ». Mais cela ne faisait rien pour les assaillants. On avait l’impression qu’ils s’en foutaient pas mal, qu’ils étaient déjà préparés à ce que les militaires n’interviennent pas. C’est là qu’Abdelkader a pris la parole et a dit aux assaillants : « Allez vers les militaires, nous, nous vous avons rien fait ! ». Et là, c’est comme s’il avait pressé sur un bouton. C’était un flux d’insultes et de blasphèmes. Je ne pouvais pas croire mes oreilles. Ils nous ont dit : « On va vous envoyer chez votre Dieu ».
Ca, c’est grave, c’est grave parce que tous les musulmans savent qu’il n’y a qu’un seul Dieu, c’est le leur. Généralement, ceux qui blasphèment comme ça, ce sont ceux qui ne croient pas réellement en Dieu, c’est uniquement les militaires. Pas une seule minute, j’ai cru que ce sont des islamistes.
Vous prenez tous les plans et vous verrez bien qu’il y a énormément d’accès, pas mal d’accès, sans parler des fameux militaires qui étaient passés la soirée même, la garde communale qui avait fait le tour, le gars que j’ai vu prendre la fuite en marche arrière à bord de son véhicule. Jamais une mine a éclaté. Pourquoi ont-ils voulu faire croire que les terrains étaient minés ?
Je sais de quoi est capable l’armée algérienne. On a voulu faire croire que ce n’était pas une armée de métier. On a voulu faire croire que c’était une armée pas entraînée qui n’avait pas les moyens. Je connais bien l’armée, j’ai travaillé avec l’armée, j’ai fais mon service militaire et je sais de quoi est capable l’armée.
En 1994, il y a eu un ratissage et les paras sont descendus avec leurs hélicoptères sur les terrasses des maisons à Bentalha.
Et je me pose la question. Pourquoi ? Parce que la base militaire d’aviation de Boufarik est à 10 minutes à vol d’oiseau de Bentalha. Je me demande pourquoi ils n’ont pas fait la même chose. Pourquoi les paras ne sont pas venus nous aider, nous secourir ?
Mon corps était plein de sang (le témoin se jette du 2e étage de sa villa pour fuir et se blessera à la jambe. NDA). J’en garde des cicatrices jusqu’à présent. Je me suis traîné jusqu’au domicile de mon voisin, Ahmed Aïtar. Au début, il croyait que j’étais un terroriste. Il commença à me jeter des pierres. Après, j’ai commencé à crier, j’ai donné mon nom. Ils m’ont alors ouvert la porte. Je ne pouvais même plus marcher. Ils m’ont soulevé et m’ont fait monter à la terrasse.
On a vu les projecteurs de l’armée s’allumer et tout le monde qui se trouvait sur la terrasse commença à crier une nouvelle fois : « Les militaires arrivent, les militaires arrivent ! ». Il était 3h du matin. Et c’est vrai, on a vu à ce moment la réaction des terroristes. Pendant cinq minutes, ils ne voulaient plus attaquer. Et les émirs sont alors venus en courant, en les insultant, en les menaçant même de continuer leur « travail ». Ils leur ont dit en arabe : »Continuez votre travail le plus calmement possible, les militaires ne viendront jamais ». On déduisait que ces gens étaient des émirs car ils étaient cagoulés. Ils savaient que les militaires n’allaient pas intervenir. On l’avait compris. Cela nous faisait plus peur. C’était trop tard. On était encerclé. Les militaires qui étaient là ne voulaient pas intervenir. Encore plus, ils empêchèrent les gens de venir et d’intervenir. Enormément de patriotes[1] sont venus de Baraki, de Semmar, des policiers sont également venus de Semmar et d’El Harrach…. de partout. Ils ont été frappés et chassés par les militaires.
Guidoum[2] a failli être lynché. Dire aux habitants que c’est votre faute et que vous n’aviez pas à soutenir les groupes armés ! ! ! Là je me pose des questions, sincèrement je me pose des questions. Ils ont tous le même discours.
Je connais un type, Messaoud, qui a perdu son épouse et ses huit gosses. Il était malade. Il écoutait son gamin se faire égorger et il disait : « Cà, c’est mon fils, ils sont entrain d’égorger mon fils ». Il était impuissant, il ne pouvait rien faire.
Le lendemain, avec toute cette rage, Messaoud voulait discuter, parler avec les gars de MBC et il a dit que les militaires ne sont pas intervenus, qu’ils étaient là, qu’il n’y avait pas de bombes ni de mines qui les empêchaient de rentrer pour nous porter secours. Et il y avait un policier qui était près de lui, qui l’écoutait et qui lui dit : « Si tu ajoutes un mot, je te liquide là, devant tout le monde ». C’est ce qu’il lui a dit. Il lui a dit : « Je te tue ici devant tout le monde ».
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Témoignage d’un citoyen à Amnesty International
« Je ne comprends pas, l’armée encerclait Bentalha et ils ne sont pas intervenus. On était inquiet depuis quelque temps déjà, et surtout depuis le massacre de Raïs, quelques semaines auparavant. On avait demandé des armes aux autorités, mais on nous avait dit qu’il fallait attendre. Quand on a compris qu’ils étaient venus nous attaquer, nous avons cherché à résister ; on est monté aux terrasses et sur les toits et on s’est défendu. On leur a jeté des pierres et des objets, tout ce qu’on a pu trouver. Des « patriotes » sont venus pour nous aider quand ils ont entendu qu’il y avait un massacre, mais l’armée ne les a pas laissés entrer à Bentalha. Les terroristes avaient des listes de gens à abattre, mais ils tuaient aussi n’importe qui. C’est incompréhensible. Le massacre a duré plusieurs heures, et après, les terroristes sont partis et personne ne les a arrêtés. Les ambulances sont ensuite venues, et ils ont ramassé les corps. Je ne sais pas ce qui se passe et je sais qu’on n’est pas en sécurité. Après le massacre, ils nous ont donné des armes. Maintenant, j’ai un flingue mais je ne retournerai pas vivre à Bentalha pour l’instant. Je vais rester chez des parents et je vais essayer de protéger ma famille. Même d’en parler, c’est risqué. Un voisin qui a perdu toute sa famille dans le massacre était en train de raconter ce qui s’est passé à un journaliste, et un gendarme l’a entendu et lui a dit de se taire ou il allait le faire taire, vous comprenez ? Qui peut nous aider ? Le monde ne s’intéresse pas à ça. »
In Rapport d’Amnesty International
« La population prise au piège de la violence »