Révélations-Libye. Comment Sarkozy a “volé” la “victoire” à Al Djazeera et au prince du Qatar*

Révélations-Libye. Comment Sarkozy a “volé” la “victoire” à Al Djazeera et au prince du Qatar*

Nicolas Sarkozy peut être parfois cruel avec ses amis. C’est avec l’émir du Qatar qu’il a préparé dans le plus grand secret sa guerre contre Kadhafi. Avec lui encore qu’il a armé et encadré les rebelles.

Mais, quand le président français décide de célébrer la chute du dictateur libyen à Tripoli, le 14 septembre, il emmène ses deux autres complices, le Premier ministre britannique David Cameron et l’intellectuel Bernard-Henri Lévy. Son grand allié arabe, lui, est exclu de la fête. Le souverain qatari “était furieux”, se souvient un responsable français.

Pourquoi cette rebuffade ? Hamad ben Khalifa al-Thani, qui se considère comme le vrai architecte de la révolution, aurait voulu être le premier à fouler le sol de la Libye libre. N’a-t-il pas tout donné à la cause ? Une télévision, des monceaux d’armes, de l’argent à profusion, des Mirage, même ses forces spéciales ? Et aux Occidentaux, une caution arabe ? Et pourtant, en ce jour de gloire, Nicolas Sarkozy prend le risque de mécontenter celui qui fut depuis les premiers jours du quinquennat son principal partenaire dans la région. Pis, il prend ouvertement ses distances avec lui.

“Ne vous laissez pas faire par les Qataris…”

A l’Hôtel Corinthia, siège du nouveau pouvoir libyen, lors d’une réunion à huis clos, il met en garde les dirigeants de la rébellion. “Ne vous laissez pas faire par les Qataris. Il ne faut pas qu’ils vous imposent leur agenda”, lance-t-il à ses hôtes surpris, Moustapha Abdeljalil, président du Conseil national de Transition, et son Premier ministre, Mahmoud Djibril. Avant d’ajouter : “Personne d’autre que les Libyens ne sont chez eux en Libye.” Une réponse à l’émir qui, au nom de son appui militaire et financier, s’était cru autorisé à dire, tel un vice-roi : “Je me sens chez moi en Libye.”

En coulisse, le Qatar a joué et joue encore un rôle clé – certains disent exorbitant – dans le “printemps arabe”. “C’est un cas unique ! s’écrie Bernard-Henri Lévy. Nous avons assisté à la naissance d’une puissance régionale de la taille d’une tête d’épingle.” De Tripoli à Tunis, en passant par Le Caire ou Damas, cet émirat du Golfe à peine plus grand que la Corse est intervenu sur tous les fronts. Dans quel but ? La question hante les chancelleries. Etrange de voir cette monarchie absolue œuvrer au triomphe de la démocratie. Plus intrigant encore : par qui veut-elle remplacer les tyrans d’hier ?

Derrière cet activisme tous azimuts, il y a un homme : l’émir Al-Thani, arrivé sur le trône en 1995 après avoir déposé son père. Un jeune souverain obnubilé par l’invasion irakienne du Koweït, cinq ans plus tôt, et convaincu de la nécessité de faire exister son pays sous peine de disparaître.

Il a compris qu’il était dangereux de rester anonyme, surtout avec deux voisins puissants, l’Iran et l’Arabie Saoudite, qui rêvent de vous avaler ! explique David Roberts, de la branche qatarie du Royal United Services Institute, un centre de recherche londonien. A l’époque, le Qatar, tout juste sorti du giron britannique, était surtout connu pour être… inconnu.”

Afin de mettre son royaume à l’abri, l’émir cherche à s’attirer les bonnes grâces de tout le monde au prix de multiples contorsions : les Américains d’abord, auxquels il offre la plus grande base aérienne hors des Etats-Unis. Israël ensuite, avec qui il noue, cas unique dans le Golfe, un début de lien diplomatique. Les islamistes, enfin, des plus modérés aux plus radicaux, qu’il finance et accueille dans ses palaces. Tous les tenants d’un islam politique, du leader du Hamas, Khaled Mechaal, au chef du parti tunisien Ennahda, Rached Ghannouchi, ont été un jour ses invités.

Ici je peux défendre ma cause sans contrainte, dit Abassi Madani, le fondateur du FIS algérien réfugié à Doha depuis sa sortie de prison en 2003, souvent reçu au palais. Le Qatar m’assure une liberté d’action et une large couverture médiatique internationale.”

Cette presqu’île sableuse est devenue une formidable tribune. Pour rayonner, rien ne vaut une chaîne d’information mondiale. Au coeur du dispositif de promotion de la marque Qatar se trouve un vaste complexe protégé comme une caserne. Seule ou presque dans le monde arabe, Al-Jazeera, la télévision créée par l’émir dès la première année de son règne, ouvre son antenne aux opposants de tout poil et autorise les débats les plus vifs. Une liberté de ton qui encourage l’esprit critique de toute une jeunesse et exaspère les autocrates.

Quand le “printemps arabe” commence, les Qataris disposent de tous les moyens pour tenir enfin le premier rôle. Un média vu par 50 millions de téléspectateurs, des coffres pleins de pétrodollars et des contacts privilégiés parmi les futurs révolutionnaires. “Ils ont aussi bénéficié d’un vide politique, de l’effacement des grands pays arabes sur la scène régionale”, souligne Bassma Kodmani, du Conseil national syrien, la plate-forme de l’opposition à Bachar al-Assad.

L’émir n’est pas un grand démocrate, ironise un diplomate, mais il a été parmi les premiers à comprendre qu’il fallait être du bon côté de l’histoire.”

Hosni Moubarak va être sa première cible. Un vieux confit oppose le raïs au souverain qatari. Lors du putsch familial de 1995, les gardes égyptiens qui assuraient la protection du père de l’émir actuel se sont battus jusqu’au bout. “Le fils, Al-Thani, a cru qu’ils obéissaient aux ordres du Caire”, raconte un bon connaisseur du dossier. De son côté, Moubarak ne supporte pas la concurrence du Qatar qui, sur le terrain diplomatique, multiplie les missions de bons offices au Liban ou au Soudan. Dès les premiers rassemblements place Tahrir, au Caire, Al-Jazeera prend le parti de la contestation. Dans l’enthousiasme du moment, ses journalistes gonflent outrageusement le nombre des manifestants. Son prédicateur vedette, l’Egyptien Youssef al-Qaradawi, exilé à Doha depuis un demi-siècle et qui anime la très populaire émission “la Charia et la Vie”, incite même les foules à renverser le «pharaon”.

Al-Jazeera lui sert d’outil pour ménager Al-Qaida

La chaîne se défend d’être au service du palais, son unique propriétaire. “Nous ne sommes pas le bras armé de la diplomatie qatarie, assure Mustapha Souag, le nouveau directeur d’Al-Jazeera. On ne se coordonne pas, on ne reçoit aucune instruction, mais il est vrai que notre couverture coïncide souvent avec l’action extérieure du Qatar.” Pourtant, comme le révèle un télégramme américain publié par WikiLeaks, l’émir ne se cache pas en petit comité d’utiliser sa télévision à des fins politiques. En janvier 2010, devant ses pairs du Golfe, il reconnaît qu’Al-Jazeera lui sert d’outil pour ménager Al-Qaida…

Lire l’intégralité de cet article dans le “Nouvel Observateur” du 22 décembre 2011

Christophe Boltanski et (à Doha) Vincent Jauvert-Le Nouvel Observateur