L’exportation des hydrocarbures rapporte au Qatar 80% de ses revenus et constitue déjà seulement les 2⁄3 des recettes grâce à une économie de services (le tourisme et la construction) qui a déjà beaucoup réduit la dépendance des ressources tarissables, pourtant immenses car les réserves de pétrole sont estimées à 26,8 milliards de barils et celles du gaz à 25,37 milliards de mètres cubes.
Grâce à ce dynamisme, Doha a pu créer une croissance époustouflante et s’octroyer un PIB par habitant de 145 300 $, soit le plus élevé au monde. Ce n’est pas avec ces chiffres que l’on risque d’avoir des «printemps arabes». Evidemment, sur une population totale de 1 699 435 personnes, la masse des 80% d’expatriés peine à gagner 500 ou 1000 euros par mois, c’est-à-dire un salaire environ cinquante fois moins élevé que celui d’un citoyen qatari. Parqués dans des zones isolées, les travailleurs étrangers n’ont aucun droit à la parole, aucun syndicat pour les représenter. De plus, ils sont prisonniers d’une loi qui les empêche de quitter le pays sans la permission de leur parrain, ce qui établit une véritable relation d’asservissement contractuel. Ces injustices, les Occidentaux ne s’en soucient guère tout en voulant s’associer au Qatar pour instaurer des «démocraties» par les armes en Libye et ailleurs. Fasse ce qu’il veut, le bon élève du libéralisme s’offre même l’organisation de la Coupe du monde pour exploiter les nouveaux nègres de l’Asie ! Pour les Qataris eux-mêmes, peu leur importe qu’il n’y ait ni syndicats ni partis politiques, satisfaits qu’ils sont de voir pousser des tours, des infrastructures et des routes pour leurs 4×4. Pour le Qatar, la politique ne sert pas à assumer sa place dans le concert des nations sans se prendre la tête, en toute humilité pour représenter la sagesse et la culture de son peuple. Comment ce pays encore engoncé dans un patriarcat passéiste, où les femmes ne sont pas autorisées à sortir seules et où les filles et les garçons étudient sur deux campus différents, peut-il donner des leçons de démocratie à la Syrie, à l’Égypte, à la Tunisie ou même à la Libye ? Afficher pareille insolence risque de coûter cher bien que Doha ait multiplié les alliances, diversifié ses partenariats et même réussi à se rendre indispensable à l’Occident en offrant plus que demandé. Pour se couvrir des conséquences des mauvais coups qu’il manigance, il a offert trois bases militaires aux Américains, de juteux contrats d’armements à la France, devenue son premier fournisseur en la matière, et des investissements qui laissent rêveurs les Anglais… Après avoir autorisé les Américains de la base d’Al Oudeil à mener des opérations d’assassinat en Irak, l’émir Hamad ose offrir un cheval en or au journaliste irakien Mountadhar al Zaïdi qui a jeté ses chaussures sur l’ex-président des Etats-Unis, George W. Bush !
Prosélytisme, terrorisme et bénédiction américaine
Ce Qatar, qui sort de ses frontières pour fomenter des coups d’Etat et des contre-révolutions, ne le fait pas sans blanc-seing américain. Le double langage qatari et américain fait partie de la stratégie : beaucoup d’experts disent que les Américains ne peuvent pas soutenir Al-Qaïda et en même temps la combattre, alors que des centaines de preuves notamment en Libye et en Syrie attestent le contraire d’une manière irréfutable. Pendant qu’Al-Qardaoui d’Al Jazeera faisait sa fetwa contre la Syrie et que le chef d’Al-Qaïda, Ayman Al-Zawahiri, exhortait ses troupes à aller y faire le djihad, Hillary Clinton demandait aux rebelles de ne pas déposer les armes offertes par le Qatar et l’Arabie Saoudite. Il est clair désormais que le terrorisme islamiste crée des conflits qui assurent la survie du complexe militaro-industriel occidental et une course aux armements plus folle que durant la guerre froide, car le budget militaire mondial est de plusieurs fois supérieur à celui enregistré lors de la crise des missiles de Cuba en 1962, pic de l’achat des armes. Cinq pays accaparent 90% des ventes d’armes sur le marché mondial. En 2010, les Etats-Unis détenaient 53,7% des parts de ce marché d’exportation, devant le Royaume-Uni (12,5%), la Russie (8,2%), la France (6%) et Israël (5,3%). Le nouveau baccara ou la nouvelle roulette de Hamad, c’est la «démocratisation» du monde musulman, dont il s’estime le meilleur modèle, ce putschiste qui utilise les morts de Syrie, de Libye, du Mali et d’ailleurs comme jetons pour miser sur les gagnants de son tiercé politique. L’activisme belliqueux du Qatar s’articule aussi autour du développement de son armée qui pompe 10% du PIB, soit l’une des parts les plus importantes au monde, avec Oman et l’Arabie Saoudite. Le soutien des Etats-Unis autorise cette diplomatie de harcèlement, du chantage et des coups bas, diplomatie également adossée à une France qui lui fournit 80% de ses équipements militaires. «Révolutionnaire» mais uniquement à l’étranger, avec la chaîne Al Jazeera comme armée des ondes, Qatar ne manque pas d’envoyer des mercenaires pour exécuter les fetwas d’Al-Qardaoui. Cette pétromonarchie absolue est certes une dictature éclairée s’agissant des affaires intérieures, car en moins d’une décennie, Hamad a pu sortir son pays de l’ombre où il aurait pu demeurer ad vitam aeternam, et en cinq autres années, il l’a propulsé dans le cercle des grands quand d’autres pays peinent à lever les ordures ou à assurer le courant électrique H24. L’ingérence dans les affaires des autres Etats est son point le plus sombre. Car Hamad a pris les rênes du pays avec la rage non seulement de mettre son pays à l’abri du besoin mais de conquérir les continents : cela, il le fait au détriment des pays musulmans, mais probablement en hypothéquant son avenir.
Dictature sans partage et lobbying international
Le Qatar c’est le règne de cinq ou six personnes, un pouvoir absolu dont les plus grands dictateurs n’auraient osé rêver. Avec l’argent de Crésus en prime. Ou plutôt une fortune dont Crésus lui-même n’aurait pu rêver. Un règne sans partage, avec une division des tâches stalinienne. Le parrain de la dictature familiale est l’émir Hamad bin Khalifa Al-Thani, l’homme qui a déposé son propre père et dont le clan concentre tous les postes officiels ou officieux. Pour l’officiel, il s’agit de son fils, le prince héritier Tamim bin Hamad bin Khalifa Al-Thani, les épouses de l’émir, dont Cheikha Mozah qui est à la tête de la Fondation Qatar, le vice-premier ministre et chef de cabinet de l’émir, Abdallah bin Hamad Al Attiyah, et surtout du Premier ministre et ministre des AE, Hamad bin Jassem bin Jabor Al-Thani, ce molosse au visage d’acier. Les partis politiques ne sont pas autorisés dans ce pays tout droit sorti d’une fiction de George Orwell. Voire, «1984» semble périmé devant cette version réelle de l’imposture. Big Brother est là (ou plutôt un petit Big Brother), dans cet Océania avec sur ses écrans les noms de tous les pays arabes, les dociles et ceux à abattre. Sa Police de la Pensée est incarnée par Al Jazeera, avec un 2+2=5 comme mode d’emploi pour l’asservissement du monde à sa logique absurde. Orwell écrivait au sujet d’Hitler ou de n’importe quel autre dictateur : «S’il dit que deux et deux font cinq, eh bien, deux et deux font cinq. Cette perspective m’effraie bien plus que les bombes.» Nous y sommes, et nul ne savait que l’Oncle Sam, le grand Big Brother, fasse un jour appel à un nain pour l’aider à sévir. L’Etat du Qatar n’a pas de parlement mais dispose d’une assemblée consultative sans véritable utilité car les grandes décisions reviennent à Hamad, et qu’en matière de stratégie, ce sont les conseillers et les think tanks américains comme ceux de la Rand Corporation qui dessinent le moindre projet étatique, politique, diplomatique, économique, sportif ou culturel. La stratégie du pays est livrée clés en mains. Cette stratégie du chéquier a été payante en économie, en affaires… En ingérence, elle l’a été en Libye et probablement aussi en Égypte, au Yémen et en Tunisie, mais en Syrie, elle cafouille face aux principes d’un peuple articulés autour d’une grande civilisation. Ni philanthrope ni mécène, le Qatar mène une politique rigoureuse où chaque sou doit rapporter beaucoup. Même les modiques 50 millions d’euros débloqués en 2011 pour financer les projets des jeunes entrepreneurs des banlieues françaises participent d’une stratégie globale, visant la rentabilité financière ou médiatique. Au moment où il envoie des mercenaires pour «réislamiser» les peuples de Libye et de Syrie, l’ambassade du Qatar à Paris organise soirées et cérémonies pour faire de la France une galerie du lobbying qatari, avec des zerdas où ce n’est pas le marié qui reçoit la taoussamais les invités, comme à l’époque bénie de Moumène Khalifa qui distribuait lui aussi, à une faune d’opportunistes français, de l’argent qui n’était pas de sa sueur. Autrefois Bokassa 1er distribuait des diamants, tout en réprimant ses citoyens sans que le président Valéry Giscard d’Estaing s’en indigne. Il n’était pas au courant, paraît-il, comme Sarkozy n’est pas au courant des crimes de Hamad, ni François Hollande d’ailleurs, ce nouvel ami qui perpétue les alliés de ses concurrents de droite, tradition diplomatique française oblige. 10 000 euros offerts par l’ambassadeur qatari à plusieurs personnalités de France et de Navarre, devant un parterre d’intellectuels, de patrons d’entreprise, de stars politiques, sportifs, artistes et journalistes chargés de promouvoir un pays plus médiatisé que ses réalisations réelles. Une diplomatie clientéliste, offensive et offensante rameute une faune d’opportunistes chargés de faire de la pub pour ces monarques que l’on ne ridiculise plus dans France-Soir ou Paris Match, espérant un retour d’ascenseur, une promotion dans le cercle fermé des amis du Qatar, dans un quelconque registre de rencontres, de conférences, de forums, même sportives ou hippiques à Doha ou ailleurs. Car le Qatar a aussi investi dans les chevaux et, en 2009, il a même organisé au Petit Palais de Paris une exposition de photos qui présente les équidés de Hamad bin Khalifa Al-Thani, avec une scénographie supervisée (tenez-vous bien !) par le célèbre designer Philippe Starck. Evidemment, il y avait ses pur-sang champions du monde. Uniquement l’excellence pour Son Excellence…
A. E. T.