Pour avoir repris à l’été 2008 ses fonctions de Premier ministre directement sur le dossier de la jeunesse, Ahmed Ouyahia n’a pas manqué de mettre ce sujet sur la table à chaque examen d’un secteur ou sous-secteur de l’économie.
Le mini-séisme que vient d’infliger une partie de la jeunesse algérienne au pays ne devrait en aucune manière être passé par le compte «pertes et profits» d’une comptabilité politique prompte à ordonner d’«effacer tout pour recommencer». Ce serait, en tout cas, une fatale erreur politique de tourner la page en ne comptant que sur les mesures fiscales tendant à juguler les prix de certaines marchandises de large consommation (sucre, huile, farine) dont le renchérissement ou la pénurie ont été avancés comme étant la cause directe des émeutes.
Pour avoir repris à l’été 2008 ses fonctions de Premier ministre directement sur le dossier de la jeunesse, Ahmed Ouyahia, n’a pas manqué de mettre ce sujet sur la table à chaque examen d’un secteur ou sous-secteur de l’économie. Tout en se montrant inflexible quant au respect de l’ordre public et de la discipline, le Premier ministre avait alors fait part de son intention de faire redynamiser l’instrument du microcrédit accordé aux jeunes Algériens. La tendance à la mobilisation de ce type de financement pour créer de l’emploi chez les franges de la population qui en ont le plus besoin – à savoir les jeunes diplômés au chômage – avait, de l’avis des concernés eux-mêmes et des observateurs de la scène économique du pays, connu une régression au cours depuis 2007. Ce mouvement de recul du micro-crédit serait essentiellement lié à la réticence des banques de prendre en charge un financement qui manquerait de garanties de remboursement. C’est pourquoi, Ouyahia avait réuni en séance de travail, juste après son retour aux affaires, les directeurs des différentes banques publiques afin de relancer les microcrédits destinés aux jeunes sans emploi. En tout cas, ce serait une pure hérésie que de soumettre ce genre de crédit – supposé bénéficier à des jeunes sans ressources – aux règles hypothécaires ou prudentielles développées par les banques à l’endroit de n’importe quel crédit d’investissement. Ce sont les mécanismes établissant une autre forme de solvabilité, y compris par des assurances à donner par les pouvoirs publics, qu’il y a lieu d’imaginer pour éviter les blocages de ce genre, mais aussi pour ne pas pénaliser les banques dont l’activité est censée obéir aux règles de la commercialité. Par ailleurs, au sein des établissements financiers publics, les capacités d’imagination et de management devraient se mettre au diapason des nouvelles missions d’autant plus que des surliquidités sont signalées dans ces établissements depuis au moins trois ans, constituant un inutile capital dormant.
Sur un autre plan, les premiers balbutiements de l’ouverture économique ont montré les limites des formations scolaires, professionnelles et universitaires dispensées dans nos établissements. Le pinacle des paradoxes pour un pays qui consacre le plus gros budget de la nation à l’éducation et à la formation est d’être contraint d’«importer» des ouvriers spécialisés et des contremaîtres de la lointaine Asie pour assurer le fonctionnement de certains chantiers confiés à des sociétés étrangères. Des entreprises privées algériennes dépensent des sommes faramineuses pour insérer des avis de recrutement dans la presse – et qui s’étalent parfois sur plusieurs semaines – relatifs à certains métiers censés être assurés par les centres de formation professionnelle. En vain. Les candidats existent en nom-bre suffisant, mais la compétence est la grande absente. C’est pourquoi, des experts voient dans le chômage sévissant en Algérie un phénomène particulier : il ne résulte pas nécessairement de la saturation du marché de l’emploi, mais relève souvent d’un manque terrible de qualification.
Un atout transformé en handicap
Le phénomène de marginalisation d’une partie de la jeunesse ne date pas d’aujourd’hui. La fertile croissance démographique, les grandes interrogations liées à la transition économique, les peu louables performances de l’école, de l’université et des centres de formation, les nouveaux impératifs d’une mondialisation des économies exigeant compétitivité et esprit d’innovation, tous ces facteurs, di-sions-nous, se sont surajoutés au passif d’une gestion héritée du parti unique qui avait débouché sur octobre 1988.
Ainsi, loin de prendre conscience d’une donnée – à savoir que les moins de 30 ans représentent environ 70 % de la population algérienne – qui est réellement plus un atout qu’un handicap, les responsables qui se sont succédé à la tête du pays ont, le moins qu’on puisse dire, péché par manque d’attention, dans les différents programmes et dans la stratégie globale de développement du pays, à l’endroit de la jeunesse. Toutes les politiques et les initiatives qui auraient dû valoriser cette fougueuse énergie et l’enraciner dans les réalités culturelles et économiques de notre pays ont manifestement manqué de visibilité et de pertinence. Comme le constatent d’éminents analystes, tous les errements du populisme politique et de l’économie rentière ont eu pour principale victime la jeunesse de ce pays.
L’illustration de cette déconvenue par la multiplication infernale des cas de «harraga» en pleine embellie financière du pays n’est probablement que la partie visible de l’iceberg qui tangue au gré des promesses non tenues et des illusions savamment entretenues. De même, les cycles d’émeutes – dont on vient de connaître le sommet lors du premier week-end de janvier 2010 – ne se sont jamais arrêtés au cours des ces dernières années. Périmètre urbain, banlieue ou zone rurale, aucun espace n’est à l’abri de barricades, de mise à sac des biens publics ou privés ou de fermeture de mairie.
Il ne se passe pas une journée sans que l’on apprenne sur les colonnes de la presse – les médias lourds publics ne tiennent pas à s’«abaisser» à ce niveau d’information – qu’une mairie vient d’être fermée par la population, que la route nationale est coupée par des émeutiers, que des barricades sont dressées à l’entrée d’un quartier populaire. On en est même arrivé à des prises d’otage pour exprimer son ras-le-bol. Ceci pour ne parler que de la violence à caractère social portant sur des revendications plus ou moins précises. Car, si l’on s’arrête sur les actes de banditisme et de criminalité organisée, l’approche du problème devrait s’armer d’un outillage conceptuel multidisciplinaire pour espérer pénétrer les dédales de ces réalités sociales.
Au milieu de la décennie en cours, les jeunes et traditionnellement paisibles oasiens de Ouargla ont tout dévasté sur leur passage pour protester contre les «marchands de la main-d’œuvre». Ceux de Djanet et Tamanrasset ont crié contre la misère dans l’un des déserts qui aurait pu devenir le plus fertile de la planète.
La question est d’autant plus délicate dans certains quartiers des grandes villes ou dans des milieux de la campagne algérienne qu’elle finit par opposer des bandes entre elles dans des rixes-vendettas qui se transforment en véritable tragédie.
L’irrésistible désir d’être et… d’être reconnu
Depuis quelque temps, la violence dans les stades est devenue un fait quasi «naturel». Un match sans bagarre collective serait vu comme une rencontre «inachevée».
Les horizons sociaux brumeux, la discutable performance de l’école et de ses valeurs culturelles et éducatives et la vacuité des instances censées servir de régulation sociale ne peuvent que nourrir et faire remonter en surface toutes les frustrations et tous les désirs de vengeance sociale.
Jusqu’à quand le pays continuera à se permettre de faire l’économie d’un débat et d’une étude sérieuse sur le secteur de la jeunesse dans une conjoncture où de grandes réformes sociales et économiques sont engagées dans le pays ?
Le potentiel juvénile algérien est envié par certains pays qui sont en train de subir un net vieillissement démographique. Poussée aux marges pathologiques de la société, plongée dans les bas fonds de la délinquance et du chômage et happée par le vent de tous les intégrismes, la jeunesse algérienne est en manque de repères. L’épopée de l’équipe nationale de football au Mondial sud-africain a permis, temporairement certes, à notre jeunesse de s’extérioriser, de festoyer et de se réapproprier le drapeau national dans une communion unique dans les annales de l’Algérie indépendante. Une des chansons au rythme de laquelle ont dansé les jeunes à cette occasion disait : «Cette année est la nôtre» ! (had lâam âmna). Il s’en dégage un désir d’exister, d’être considéré et de peser dans l’échiquier d’une Algérie censée vivre dans le 21e siècle.
Au sein de la frange majoritaire de la population algérienne, l’on admet de moins en moins que le monopole politique, la gérontocratie nourrie par «la légitimité révolutionnaire» et la rente abritant une classe de «médiocrates» puissent – par effet de force centrifuge – rejeter sur les bords de la culture et de l’économie les enfants de l’Algérie nouvelle.
Les nouveaux défis économiques auxquels doit faire face l’Algérie en ce début du 3e millénaire – ouverture sur le marché mondial, compétitivité, nouvelles technologies de la communication, développement durable et protection de l’environnement – exigent d’extraire la jeunesse algérienne de la déréliction humaine dans laquelle elle se trouve et des «marchands de rêves» qui lui proposent de défendre des causes qui n’en sont pas.
C’est une entreprise historique dans laquelle s’imbriquent des efforts économiques, une valorisation sociale et des ambitions culturelles en direction des
jeunes.
Par Saâd Taferka