Le conseil des ministres vient d’adopter deux avant-projets de loi portant obligation pour les généraux à la retraite de se taire, selon le principe de réserve.
Mais les généraux ont toujours été silencieux ! Ils ont pillé, torturé, intimidé, en silence. Ils n’ont jamais fait de bruit sinon avec leur quincaillerie cousue sur leurs épaulettes lorsqu’ils paradaient. Ce sont des balourds mais la seule chose qu’ils ont retenu de l’école est qu’on appelle l’armée, la « grande muette ». Eux, ils l’ont pris à la lettre.
Nous ne les avons jamais vu intervenir en public pour quoi que ce soit, pour réprimander qui que ce soit, ils ne se sont jamais abaissés au service séculier des mortels. Toujours furtifs, yeux camouflés en Ray-ban, leur posture de sphinx suffisait à persuader quiconque d’avoir la moindre velléité. Et ceux qui en ont payé de leur vie, au sens réel ou celui d’une vie meurtrie, n’ont jamais côtoyé ces maîtres invisibles. Ce sont leurs intermédiaires qui agissaient.
Leur nom suffisait à faire trembler les êtres humains, leur simple passage les faisaient s’accroupir, se coucher. Quelques rares privilégiés ont pu les approcher, les couvrir de flagornerie et, pour les plus chanceux, recevoir les miettes de l’ambroisie de l’Olympe. Qui, un poste de fonctionnaire, qui, une licence de ceci ou de cela. Toujours par le frère, la tata ou le grand-père, jamais directement par le général.
Les dieux ne parlaient qu’à leurs sbires et pour des sujets qui ne pouvaient être inférieurs à un bateau chargé d’importations, des complexes immobiliers, des négociations d’achat d’armes, des constructions d’autoroutes, des participations en actionnariat pour la famille et prête-noms. C’est que les généraux ne discutent jamais, ils encaissent.
Alors, c’est vrai, quelques pleurnichards se sont beaucoup épanchés ces derniers temps dans la presse. Un qui fait la grève de la faim, l’autre qui porte plainte auprès des tribunaux mais vraiment pas de quoi faire résonner la voix de ce corps céleste qui n’aime que le silence et les ténèbres. Dans ce milieu mafieux, on ne s’exprime jamais, on ordonne du regard, on fait une allusion, on fronce les sourcils. Et malheur à celui qui a causé tourment aux parrains.
Faire taire les généraux à la retraite, mais pourquoi ? Ils avaient l’intention de tout avouer, de nous indiquer les comptes offshore, les dessous de tables gigantesques et les crimes de leurs petits camarades ? Si c’est seulement pour geindre, qu’ils soient libres de le faire comme les petits vieux dans leur coin, en attendant que la justice viennent les appeler ou, si elle met du temps, attendre l’envoyé du diable.
Pour les autres, les renégats du silence et de l’ombre, nous avons le temps. Il viendra inéluctablement, ce temps, où ils comparaîtront devant une cour de justice. Ce jour là, il devront sortir du silence. Et n’ayons aucune crainte, la lâcheté les fera parler car c’est toujours la faute du petit camarade, l’autre, pas moi. Je n’ai fait qu’exécuter les ordres, j’ai servi la patrie et me suis sacrifié, au nom des martyrs, afin de protéger le peuple algérien et toutes ces fadaises prononcées habituellement par les hommes politiques à travers lesquels il s’exprimaient indirectement.
Toute la puissance de Hissan Habré n’a pas suffit pour éviter qu’il soit aujourd’hui condamné à la perpétuité. Et combien d’autres ont défilé devant la Cour internationale de justice. Elle est si encombrée que nos généraux peuvent encore patienter, il y a beaucoup de monde avant eux. En attendant, même l’épouse de l’ancien Président ivoirien est rattrapée par la justice.
Il viendra ce temps où ils sortiront de leur silence pour rendre compte des assassinats, du pillage économique et de la confiscation de la liberté. La justice est une dame patiente, les généraux de la dictature argentine viennent seulement de passer devant les juges.
Eux, si puissants, pourvoyeurs de la mort et de la désolation, soudain vieillis et meurtris, assis sur le banc comme n’importe quel vulgaire assassin du dimanche. Et les juges ne sont pas de ceux qui leur faisaient courbette, ceux-là ne sont absolument pas impressionnés. Certains magistrats étaient en culotte courte lorsque ces monstres sévissaient. Ils ont connu l’Argentine libre et prospère, un monde qui apparaît toujours lorsque les régimes des généraux disparaissent.
Que les lois interdisent ou non à nos généraux à la retraite de se taire, cela n’y changera rien. La mort est silencieuse et le Diable invisible, c’est en luttant par la démocratie contre la première et en arrêtant de trembler devant la puissance silencieuse de l’armée que la conscience algérienne aura enfin commencé le deuil et la reconstruction.
Mais pas avant…
Sid Lakhdar Boumédiene