Zoubir bouadjadj : Un autre des « 22 » tire sa révérence

Zoubir bouadjadj : Un autre des « 22 » tire sa révérence

«La mort ne surprend point le sage: il est toujours prêt à partir.» Jean de La Fontaine

Mardi matin. Il est 10h 30. Le jeune Nabil, journaliste à la Télévision algérienne, m’appelle et me dit: «Pour Si Zoubir, j’ai…» Je l’ai interrompu, aussitôt, pour lui confirmer que, comme convenu, je devais aller le voir ce jeudi 16 pour insister auprès de lui afin qu’il accepte cet important portrait dont on avait discuté, bien avant.

Le jeune Nabil voulait coûte que coûte avoir cet honneur et ce plaisir de faire parler un des anciens membres des 22, sinon le plus important. Mais, me répliqua-t-il, «ce n’est pas pour ça que je t’appelle, je viens d’apprendre que Si Zoubir, «Rahmatou Allahi Alayh…» Hébété, atterré, je n’en croyais pas mes oreilles. Je ne savais quoi répondre. Mais je balbutiais quand même: «Est-ce possible? De qui tiens-tu cela?» «Je viens de confirmer la nouvelle avec Sid-Ali Abdelhamid, mais essaye de ton côté et on se rappellera», me dit-il.

Si Abdelhamid ne se trompe pas, il ne parle pas à la légère, ce premier Novembriste, cet infatigable militant du Mouvement national pour l’indépendance de l’Algérie…, me suis-je persuadé. Mais allons voir quand même l’inséparable ami de Si Zoubir, l’instit Youcef Zani, il doit être au courant, certainement! La suite, vous la devinez. Notre frère Zoubir nous a bien dit qu’il partirait à l’heure choisie par son destin… Il n’en était pas surpris, parce qu’il était prêt à partir! Il est parti, en effet, appelé par Notre Seigneur si bon et clément, Notre Dieu toujours vivant…

Un enfant de la Casbah

Zoubir Bouadjadj, un nom qui résonne dans la tête de ceux qui l’ont connu, qui ont travaillé avec lui ou sous ses ordres. Un Homme qui vous frappe par sa modestie, son honnêteté et…, disons-le franchement, son intégrité exacerbée, en ces temps où le gain facile, le vol et la corruption sont devenus monnaie courante. Quel personnage que cet enfant de la Casbah, un authentique militant qui n’a vécu que pour son pays… l’Algérie!

Allons voir son parcours pendant les années de plomb, ces années où le courage et la détermination ne manquaient pas chez nos jeunes responsables, précurseurs de cette admirable révolution de Novembre 1954.

Qui est donc celui que l’on célèbre aujourd’hui par cet hommage posthume? Il faut le présenter à la jeunesse qui a tant besoin de connaître ses dirigeants qui ont symbolisé, sur le terrain de la réalité, cette âme de patriotes responsables, actifs, réfléchis et discrets, toujours à cheval sur le nationalisme anticolonial. Nous sommes en 1942 et Zoubir Bouadjadj n’a que 17 ans quand il adhère au PPA (Le Parti du peuple algérien) à la Colonne Voirol. Il milite avec un trop-plein d’énergie en tant que concepteur d’importantes opérations au niveau de son parti.

Il participe activement à la manifestation du 1er Mai 1945, à Alger, où la police, intraitable, tire sur les militants. Ce jour, quatre hommes tombent, le drapeau déployé: Ghazali El-Haffaf, Ahmed Boughlamallah, Abdelkader Ziar et Abdelkader Kadi. Là, Zoubir Bouadjadj prend de plus en plus conscience du drame algérien et rejoint l’OS, peu après sa création en 1947. Il milite dans cette organisation qui a pour mission la formation de cadres capables de diriger l’action révolutionnaire. Partisan invétéré – son âge et sa fougue lui permettent de vouloir plus -, il rejoint le Crua (Comité révolutionnaire pour l’Unité et l’Action) après le démantèlement de l’OS par la police française, et devient le membre le plus actif du «Groupe des 22».

Il participe au Congrès des Centralistes, en août 1954 à Alger, des assises qui confirment l’urgence de la lutte armée. Et c’est ainsi qu’à la veille du déclenchement des opérations du 1er Novembre, il se trouve, aux premières loges, responsable de cinq commandos dans le secteur d’Alger, supervisant cette fameuse réunion des «Six», au domicile de Mourad Boukechoura à Pointe-Pescade, aujourd’hui Raïs Hamidou, et appliquant le mot d’ordre annonçant, par des faits d’armes, le début de la Guerre de libération nationale.

Après cette réunion et au cours de la dernière semaine d’octobre 1954, Zoubir Bouadjadj, qui est sur ses 29 ans, rencontre son ami d’enfance, le «saint-just» de cette révolution naissante, Didouche Mourad, qui lui confie une mission importante. Il sait qu’elle est lourde, d’autant qu’en juillet dernier, il a été la cheville ouvrière de cette suprême réunion des 22 – dont Boudiaf a été le concepteur -, une réunion qui devait activer le processus de notre décolonisation, par les armes. Il dit «je suis prêt!»…, il dit oui à ce véritable chef, à l’âme de la révolution, au ferment de cette pâte qui commence à lever doucement.

Zoubir et Mourad sont des inséparables. Voyons un écrit les concernant: «…Pour Zoubir tout ce que disait son ami Didouche était parole d’Evangile et il se souvenait qu’un jour où, par négligence, il ne l’avait pas contacté au jour et à l’heure prévus, celui-ci, follement inquiet, avait téléphoné aux commissariats et aux hôpitaux pour vérifier s’il n’avait pas été victime d’un accident.» C’est dire l’amitié, plus encore, les sentiments de fraternité qui liaient ces deux précurseurs de la révolution de Novembre 1954.

Ainsi, en ce mercredi du mois d’octobre, Didouche confie à Bouadjadj ce message de Rabah Bitat: «L’heure est proche…», non sans lui expliquer le but de sa mission. Il s’agit donc d’une «affaire» sérieuse, au moment où les nationalistes activistes sont étroitement surveillés. Bouadjadj doit s’occuper de la concrétisation du programme du

1er Novembre. Il doit, également, encadrer le jeune journaliste d’Alger Républicain, du nom de Mohamed Laïchaoui, qui va corriger et, probablement, revoir le texte de la «Proclamation du 1er Novembre» qui sera tiré en 500 exemplaires pour être envoyé, le jour J, à des personnalités d’Algérie, aux journaux, aux ambassades, pour annoncer le début de la révolution et les buts qu’elle doit poursuivre. Cette mission délicate que doit accomplir le jeune Bouadjadj va se dénouer en compagnie de Ouamrane, Krim Belkacem et autres responsables à Ighil-Imoula, en Haute Kabylie.

Cet important épisode, dans les chroniques de la révolution, sera certainement mieux conté, en tout cas longuement, par les historiens pour être servi aux jeunes comme une valeur d’exemple et de sensibilisation. Le 1er Novembre 1954, à minuit, le FLN allume le feu de la Révolution en se lançant dans des actions armées sur tout le territoire algérien. C’est ça la réussite, c’est ça la joie de Zoubir Bouadjadj, l’une des figures de proue de cette décisive entreprise qui a abouti au recouvrement de notre souveraineté nationale, longtemps spoliée par les malfrats de la colonisation.

«Heureux qui comme Ulysse a fait ce beau voyage», disons-nous. Mais celui de Bouadjadj, tout en étant aussi beau que celui du héros de la guerre de Troie, ne le mène pas dans sa joyeuse Casbah, pour retrouver les siens, comme Ulysse dans son île d’Ithaque, pour y retrouver son épouse Pénélope, mais droit en prison, frappé d’une sévère condamnation: la perpétuité. En effet, il est appréhendé le 6 novembre 1954. Il n’est libéré qu’après les Accords d’Évian en 1962.

A l’indépendance, Zoubir Bouadjadj va assurer la continuité de la révolution qu’il disait non achevée, à cause de nombreuses séquelles que le colonialisme a laissées dans le pays. Il va faire de la politique à l’Assemblée nationale et au FLN où il est député dans la Constituante, membre du Comité central et responsable de la FGA, la Fédération du parti du Grand-Alger. Mais voilà que le climat politique se délite, les responsables s’échauffent, se divisent et se déchirent. Le coup d’État militaire contre Ben Bella, le 19 juin 1965, fait le reste.

Zoubir Bouadjadj claque la porte, malgré d’alléchantes propositions que lui fait Boumediene. Et, pendant que les «assoiffés de pouvoir» se bousculent au portillon, il choisit un autre chemin. Il s’occupe de sa famille, en exploitant une petite unité de confiserie orientale, jusqu’à ce triste 14 octobre 2014.

Le rêve d’une société plus juste

Je le vois encore, aujourd’hui, debout – permettez-moi l’utilisation de la première personne du singulier -, dans ce bureau qu’il partageait avec ses deux frères de combat dans leur petite fabrique, disons familiale, Si Mohamed Merzougui, paix à son âme, et Si Othmane Belouizdad, à qui je souhaite longue vie. Il le partageait également avec tous ses amis qui venaient souvent pour ce petit brin de causette dont il ne pouvait se séparer.

Oui, je le vois encore, habillé comme un «djernati», ce commun journalier, faisant des allers et retours entre les vieilles machines fabriquant sa «halwat turc» et ses «loukoums», et ce mythique bureau où il vivait son rêve d’une société plus juste et plus égalitaire, comme Émile Zola l’a célébrée dans Germinal. Je le vois encore, avec son petit sourire quand il nous regardait du coin de l’oeil. Et ce regard en disait long. Si Zoubir nous écoutait parler et s’exprimait rarement, quand il ne pouvait vraiment pas se retenir.

Et là, il se répandait en des propos «zoubiriens»: des mots secs, vrais et quelquefois acides, qui vont droit au coeur. Inutile de restituer certaines discussions passionnées sur des problèmes de l’heure, où l’on sentait le courage et souvent la peine de celui qui ne lésinait sur aucun terme pour décrire ceux qui ont agressé le pays dans son économie, sa politique et ses valeurs. Aujourd’hui, avec son départ, nous sommes contraints – et nous le disons chaque fois dans pareille circonstance – de reconnaître que nous avons occulté l’aspect important de notre Histoire.

Nous n’avons pas entretenu, comme il se doit, ce patrimoine fait de valeureux dirigeants, symboles de notre pays, de notre passé! N’est-ce pas déplorable, voire affligeant, quand des noms «bien propres», désignant d’emblématiques personnages, subissent aujourd’hui dans l’indifférence, comme toutes voix éteintes, les aléas de l’inéluctable érosion de la mémoire et l’infortune de l’avilissant mépris? Ne sont-ils pas des leçons d’Humanité…? Oui, ce sont, non seulement, des cours magistraux qui nous enseignent que notre souveraineté est née du combat du peuple algérien…, mais ils sont, pour ainsi dire, l’Histoire elle-même, que nous devons conter volontiers, résolument et fièrement, en nous enorgueillissant de notre Algérie qui ait pu produire des hommes de ce gabarit, de ce tempérament, de cette qualité, où les mots valeurs et mérites, au pluriel, ne leur faisaient pas défaut.

Alors, dans ce même ordre d’idées, l’envie nous pousse à poser cette question. Qui parmi les jeunes et, peut-être, les moins jeunes, connaissait Zoubir Bouadjadj, ce pionnier audacieux qui a su braver le péril colonialiste et, au prix de sa vie, s’est lancé dans une «aventure historique» avec de braves compagnons pour nous léguer une organisation, un programme d’action et un mode de gestion, où abondent le sacrifice et la fidélité aux principes…, dont est jaloux notre peuple?

En tout cas, en guise de réponse, avant le travail que vont présenter les historiens, il y a déjà une satisfaction quand on sait que Nabil, ce jeune journaliste de la Télévision algérienne, pensait à Si Zoubir pendant longtemps. Il tenait mordicus à entreprendre cet effort de mémoire avec ce personnage qui le fascinait. Oui, la satisfaction existe, et on sent qu’il y a ce retour au sérieux et aux constantes de Novembre.

Zoubir le mémorable

Et là, avant que ne vienne ce travail, nous disons, par honnêteté, que si les circonstances nous ont obligés, par le passé, à accepter comme dans toute révolution, des gens qui vivent d’imposture et d’esbroufe, c’est-à-dire de réputations surfaites, nous savons pertinemment qu’il y a «plus robustes, plus résistants» – les véritables nationalistes – que nous devons célébrer pour leur parcours, leur notoriété, leur considération. Cela pourrait s’interpréter comme leurs dernières volontés que nous devons accomplir, et comme des questions auxquelles nous devons répondre pour mesurer la distance qui nous reste à parcourir dans la réalisation de notre mission pour garantir la promotion de l’Algérien et le développement du pays.

C’est alors que nous mettons à la disposition de la jeune génération, élevée dans l’oubli des grands hommes qui ont contribué à l’édification de l’Algérie, le souvenir de Zoubir Bouadjadj, c’est-à-dire la mémoire de cet «Historique», pour lui servir de base dans ses études et ses recherches, concernant ces hommes d’une autre dimension et leur apport considérable à la lutte de Libération nationale, étant entendu qu’ils ont été les principaux responsables autour desquels s’articulait notre grandiose révolution de Novembre 1954.

Ainsi, pour être clair dans notre propos, nous faisons nôtre la sagesse des anciens qui disaient que «la mort est le commencement de l’immortalité» car, contrairement à une autre pensée d’un sage, elle n’est pas cette phrase interrompue. Elle continue dans l’Histoire qui doit être écrite consciemment, sans trop de fioritures, en tout cas dans le strict respect de la vérité, pour la glorifier et éliminer les non-concernés et les indus-occupants qui s’y sont accrochés comme des sangsues pour en profiter, à leur aise.

En effet, Zoubir Bouadjadj, comme ses amis, ce groupe légendaire d’El Madania, ceux qui ont fait la Révolution – comprenez par là, qui l’ont conçue – répétait constamment au cours de discussions, qu’il avait conscience que rien ne pouvait nous faire avancer dans notre course du troisième millénaire que ces enfants à qui nous devons absolument leur faire toucher du doigt les sacrifices de leurs parents et les splendeurs de notre passé. C’est de cette manière qu’ils pourront être plus à même de suivre avec abnégation, avec fierté, comme leurs aînés, les valeurs ancestrales de notre peuple qui a toujours gagné ses défis.

Cette importante résolution, venant d’un Homme au langage franc, direct, impartial, souvent tranchant sur certaines questions, nous fait rappeler cette autre affirmation de son inséparable ami Si Mohamed Merzougui, qui disait un jour: «J’ai l’espoir que les générations futures, avec plus de volonté et certainement plus d’intelligence, iront combler cet impardonnable déni en rattrapant le temps perdu et en réparant les dramatiques conséquences de cette culture ô combien abjecte: celle de l’amnésie.» Nous pensons avoir dit l’essentiel concernant Si Zoubir, l’aimable, durant sa vie et le mémorable, après sa mort… Nous espérons que les principes, dont il était composé, joueront encore leur rôle au sein de la jeunesse qui a tant besoin de ces valeurs utiles, pour construire ce grand édifice qui est l’Algérie…