Dans cet entretien, la moudjahida et ex-sénatrice du tiers présidentiel, Zohra Drif, revient sur les récentes images du président Abdelaziz Bouteflika, diffusées au lendemain de l’audience qu’il avait accordée au Premier ministre français, Manuel Valls. Se disant “choquée et peinée”, elle affirme que, pour autant, elle n’est pas étonnée de cet acte du Premier ministre de l’ex-puissance coloniale. Cependant, elle estime que le “problème central” ne réside pas dans le tweet de Valls, mais dans le fait que le pays est dirigé par “un pouvoir occulte et parallèle”. Car elle se dit certaine que Bouteflika n’aurait “jamais accepté de se donner (ainsi) en spectacle”. Entretien.
Liberté : Vous avez certainement vu les dernières images du président Abdelaziz Bouteflika. Que vous ont-elles inspiré ?
Zohra Drif : J’ai d’abord retenu le tweet officiel de l’hôte de l’Algérie, invité officiellement par le gouvernement algérien en sa qualité de Premier ministre de la République française. C’est ce qui m’a interpellé immédiatement. Cela dit, si j’étais choquée et peinée, je n’ai pas été étonnée. Choquée par cette violation des usages diplomatiques. Choquée par le cynisme de ce personnage. Parce que je dois rappeler que ce personnage a évolué dans le Parti socialiste (PS), dont le secrétaire général a été président de la République française. François Mitterrand était à l’époque malade, et ni le gouvernement algérien ni d’ailleurs les gouvernements des autres pays n’ont manifesté leurs interrogations sur ses capacités à gérer les affaires de l’État français. Et je rappelle aussi que la presse algérienne ne s’en était jamais moquée. J’ai également le souvenir de Georges Pompidou qui était invisible de par sa maladie. L’État algérien, tout comme les autres États du monde entier, a respecté l’homme et les institutions françaises. En même temps, je n’ai pas été étonnée parce que ce personnage est le digne descendant de Bigeard et de Massu. Il a agi en citoyen de cet État qui nous a colonisés de la pire colonisation qui est celle de peuplement. J’ai vécu dans ma jeunesse sous la colonisation et je sais ce qu’elle comporte comme mépris et déni de notre qualité d’êtres humains. J’ai vécu la guerre de Libération nationale et je sais, moi, comment cet État donneur de leçons de dignité, d’égalité et de liberté… a traité des hommes. Je peux témoigner en mon âme et conscience qu’il a utilisé les mêmes méthodes que celles employées par les nazis.
D’après vous, pourquoi le Premier ministre français, Manuel Valls, a agi de la sorte ?
Ce qu’a fait ce personnage, outre son geste délibéré, on peut l’analyser comme une maltraitance de la personne d’Abdelaziz Bouteflika, et plus grave encore, comme un outrage à la nation et au peuple algérien à travers leur Président qui les incarne. Cela étant dit, je passe sur le traitement réservé à ces images par certains médias français, car cela m’inspire mépris. C’est la manifestation du “correctement politique” dans ce pays, au regard de l’Algérie. Cependant, je ne considère pas le geste inqualifiable de ce personnage et le comportement indigne de certains médias français comme le problème central.
Quel est donc, selon vous, le problème central ?
Je connais l’attachement maladif d’Abdelaziz Bouteflika à son sens de la dignité et de l’honneur, le concernant lui et son pays. Et je ne suis pas la seule à pouvoir en témoigner. Tel que je le connais, il est impossible qu’il ait accepté de se donner en spectacle et de donner son pays en spectacle. La responsabilité incombe à son entourage. Tout le monde sait que le Président est malade. Mais à quel point il l’est ? Seul son entourage le sait. Pourquoi et qui a pris cette grave responsabilité de l’exposer de la sorte ? C’est sur cette question que nous devons nous pencher en tant qu’Algériens. Je pense que tout le monde l’aura compris, il y a un pouvoir occulte et parallèle dont les intérêts sont apparemment contraires aux intérêts de l’Algérie, de son État et de son peuple.
Que pensez-vous de l’attitude du gouvernement qui a convoqué l’ambassadeur de France à Alger, pour l’illustration d’un article dans Le Monde par une photo de Bouteflika, et qui ne réagit pas à ce que vous considérez comme un outrage à la nation algérienne à travers son Président ?
Je me suis posé la question, bien entendu, et j’y ai réfléchi sérieusement. J’avoue que je suis très perturbée, parce que je ne puis ne pas lier les événements qu’a connus notre pays ces derniers temps. Par exemple, certaines dispositions de la loi de finances 2016, que j’estime préjudiciable à notre pays et à l’avenir de notre peuple.
Ce pourquoi, j’ai envie de dire aux Algériens de redoubler de vigilance. Ces attaques contre le pays sont significatives alors qu’elles étaient impensables il y a une dizaine d’années. Mais malheureusement, en face, la direction du parti, dont le sigle est celui qui a mené la guerre libératrice de notre pays et de notre peuple, se mure dans un silence choquant… même lorsque le drapeau national est brûlé au Maroc.
Il y a eu, en revanche, des réactions très virulentes contre la presse et l’opposition, accusées d’avoir servi de “relais” de la France dans cette affaire précisément ?
Vous me donnez l’occasion de saluer le courage, l’engagement et la lucidité d’une grande partie de la presse algérienne, mais aussi de lui rendre hommage. L’histoire dira l’apport de la presse et sa participation effective dans le développement du pays. Et par cet engagement, je pense que jamais l’existence d’une presse algérienne, qui s’est enracinée et imposée comme acteur incontournable, ne sera remise en cause. Maintenant, vous savez bien que pour certains, c’est devenu un sport de s’attaquer à la presse nationale pour contourner le vrai problème.
Comment en est-on arrivé là et comment en sortir ?
C’est un grand débat de dire comment on en est arrivé là. Mais je crois avoir parlé de pouvoir occulte et parallèle. Quant aux moyens d’en sortir, je crois au génie algérien, et je ne crois qu’aux solutions nationales et souveraines. Nous avons chassé une puissance coloniale parce que nous avons pensé dans notre être profond et parce que notre stratégie, notre lutte et nos principes étaient décidés par nous-mêmes et pour le seul intérêt du peuple algérien.
Mme Zohra Drif, savez-vous qu’après cet entretien vous risquez, à votre tour, d’être taxée de relais de la France ?
Ce serait le comble, même si cela ne m’étonnerait pas. Cependant, cela me rappelle les pratiques que nous avons connues pendant la guerre de Libération nationale. Les services de l’action psychologique de l’armée française travaillaient à discréditer les véritables combattants et semer le doute parmi la population.
De toutes les manières, quelles que soient les accusations mensongères, les insultes et les dérobades, elles ne réussiront pas à masquer le fait évident, hélas, que notre pays subit les décisions d’un pouvoir occulte, parallèle et illégitime. Et c’est cela le problème central que nous devons régler entre Algériens. C’est bien cela que signifie l’image diffusée par les Français et scandaleusement commentée par leurs médias.