Yassine Benadda, économiste et auteur de l’ouvrage Comment l’Algérie doit développer son économie afin d’éviter la banqueroute qu’on lui prédit, revient dans cette interview sur la dernière instruction de la Banque d’Algérie portant sur la limitation des engagements extérieurs des établissements bancaires, une des cures prescrites à même de protéger l’épargne en devises, mais tranche également avec les solutions anticrise mises en place par le gouvernement.
La Banque d’Algérie est intervenue récemment pour fixer le niveau des engagements extérieurs des établissements bancaires. S’agit-il, selon vous, d’une nouvelle tentative de tordre le cou aux importateurs ? Quel serait l’impact de cette nouvelle instruction sur l’évolution des indicateurs du commerce extérieur ?
La Banque d’Algérie a fixé un nouveau plafond pour les engagements extérieurs passant de 4 fois le montant des fonds propres à une fois, et ceci en moins d’un an. Cette mesure qui, théoriquement, renforcera la solvabilité des banques et surtout permettra de limiter les capacités des banques à domicilier des opérations de commerce extérieur, ne peut avoir d’effet sur le niveau des importations.
En effet, la première instruction de la Banque d’Algérie datant de novembre 2014, qui limitait le niveau des engagements extérieurs à deux fois les fonds propres, n’a eu que peu d’effet sur le niveau des importations puisque ceux-ci n’ont baissé que de 3 milliards de dollars durant le premier semestre 2015.

D’ailleurs, les banques ont les moyens de contourner la réduction de leurs capacités à ouvrir des lettres de crédit, notamment aux travers de mécanismes comme la recapitalisation, la restriction de la distribution des dividendes, l’émission de produits convertibles en actions ou tout simplement en améliorant la rotation des crédits documentaires (diminuer le délai d’ouverture pour importer le même volume).
Fondamentalement, tant que la demande d’importation restera aussi forte, le marché trouvera le moyen de se réorganiser pour répondre aux besoins.
N’est-ce pas qu’une telle instruction n’est pas sans conséquence notamment sur les entreprises de production et les investisseurs…
Foncièrement, en l’état, l’instruction risquerait de produire plus d’effets pervers que bénéfiques pour notre économie.
En premier lieu, j’évoquerais le risque qu’elle fait peser sur les investissements. Les banques, par souci de rentabilité seront plus prédisposées à financer des opérations à court terme comme les importations plutôt que des contrats d’équipement dont les montants en jeu impliquent des durées de financement longues, voire très longues.
En second lieu, cette mesure créera automatiquement une distorsion de concurrence puisque les banques favoriseront les grands comptes (publics ou privés) au détriment de PME/PMI qui éprouvent déjà des problèmes de financement.
Troisièmement, la disposition de la Banque d’Algérie ne fait aucune distinction entre les produits revendus en l’état et les opérations d’importation de matière première nécessaires aux producteurs nationaux ; cela risquerait donc d’affecter la production industrielle locale, ce qui va à contrario du discours gouvernemental en faveur du «made in Algeria».
Quatrièmement, le développement des entreprises algériennes à l’export est vital pour l’activité économique future de notre pays ; le renforcement excessif des contraintes prudentielles, jumelées à des difficultés d’accès aux devises risquerait de tuer toute action des banques en faveur des exportations.
La décision de la BA est en décalage avec les besoins économiques du pays ; elle risquerait de fragiliser la croissance économique et d’accroître les difficultés de financement d’un grand nombre d’entreprises.
Quels sont les axes de travail que vous préconisez face à une conjoncture qui se gâte chaque jour davantage ?
Contrairement à l’avis de notre ministre des Finances, l’heure est clairement aux solutions de rupture. Dans la conjoncture actuelle, nous ne pouvons faire l’économie d’une politique macroéconomique qui ne prendrait pas en compte la réduction de la dépendance extérieure de l’Algérie, l’amélioration de la compétitivité et du climat des affaires et la surévaluation du taux de changes.
Il donc indispensable de mettre en œuvre des mesures favorables à l’investissement et à une croissance durable, créatrice de richesses et d’emplois. Pour cela, nous devrions déployer une politique permettant de mieux rééquilibrer les incitatifs du marché bancaire entre le commerce extérieur et l’activité de crédit aux entreprises.
Nous devons aussi mettre en place des outils permettant aux entreprises productrices en Algérie de bénéficier des garanties publiques d’Etat pour les investissements, les cautions ou un préfinancement nécessaire dans les contrats à l’exportation auprès des partenaires bancaires. De la sorte, nous pourrons respecter les règles prudentielles de solvabilité sans grever les capacités de financement des investissements et des exportations des banques.
En complément, il serait judicieux de créer, comme cela a été annoncé en 2013, une banque destinée à accompagner les PME /PME dans leur développement (exp : BPI en France) et de mettre en œuvre un mécanisme de médiation du crédit pour mieux lutter contre des décisions qui pénaliseraient les créateurs de richesses.
Nous pouvons également utiliser la commande publique pour constituer un levier majeur pour orienter les marchés vers une meilleure prise en compte du développement industriel local. Il s’agit de définir une stratégie afin de réduire les importations qui dépendent directement ou indirectement de la dépense publique.
A l’image de nombreux pays, nous pouvons mettre en œuvre un dispositif réservant aux PME locales une part fixe des marchés publics inférieurs à 10 ou 15 millions de dinars.
Pour finir, nous ne pourrions baisser sensiblement les importations sans réformer l’environnement des affaires, reculer les pratiques bureaucratiques pour l’investissement, mettre en adéquation des ressources humaines aux besoins de l’entreprise et moderniser le cadre juridique et social.