Yasmina Khadra «Je voudrais rendre hommage à Djamila Bouhired»

Yasmina Khadra «Je voudrais rendre hommage à Djamila Bouhired»
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«J’ai déjà écrit sur le printemps arabe. Les gens oublient que ça a commencé chez nous il y a 23 ans»

Apres une tournée internationale, le voici en Algérie pour la promotion de son recueil de douze nouvelles, Le chant des cannibales qui fera l’objet cet après-midi d’une vente dédicace à la libraire du Tiers-Monde. Dans cet entretien décontracté, tenu hier matin à l’hôtel Saint-Georges, l’auteur de l’Equation africaine évoque avec nous son écriture, sa dernière livraison littéraire et sa nouvelle vison du monde, vraisemblablement plus rasséréné, et moins grave, presque libéré de ses démons…

L’Expression: Tout d’abord pourriez-vous nous éclairer sur le titre étrange du Chant des cannibales?

Yasmina Khadra: Ce sont des chants qui consistent à nous entraîner vers quelque chose d’extrêmement périlleux pour nous, ce sont des chants qui nous dévorent. Des horizons lointains comme les harraga qui sont attirés par les chants de la mer, mais aussi le mensonge, la démagogie, les traditions qui situent l’honneur là où il n’a pas sa place et qui fait de l’être humain l’otage de toutes les initiatives non conformes aux traditions. Ce sont toutes ces choses qui nous dévorent de l’intérieur telles la jalousie, l’utopie…

On sent un certain regret ou nostalgie du temps ancien, presque ce temps «naïf» où la corruption n’était pas encore maîtresse de notre destin et moteur de la bêtise humaine, le temps où l’homme n’était pas encore sali par ses vils instincts…

Ce n’est pas de la nostalgie. Je crois qu’aucune nation ne supporte de tomber bas. Surtout si cette nation a incarné à travers les âges une certaine pudeur, une certaine dignité, empathie et une certaine solidarité avec les autres. Une nation ne peut pas régresser ou accepter de régresser. Oui, on est toujours nostalgique du temps où les Algériens étaient fabuleux et où le respect était une monnaie de tous les jours, où l’ambition était saine, où les gens voulaient contribuer à quelque chose. Dans les années 1960 quel est cet Algérien ou cette Algérienne qui n’avait pas le sentiment de pouvoir contribuer par son seul effort à l’essor de tout un pays. Nous, on y croyait tous. On avait des ambitions, des rêves et puis on avait les moyens qui allaient avec ça. Ce n’était pas seulement des utopies, mais vraiment des rêves qui étaient accompagnés par de la compétence, par l’enthousiasme, le besoin ou le bonheur de servir les autres. Cela a disparu. C’est normal qu’on regrette ce temps-là.

Vous invoquez aussi l’âme de Zabana ou son fantôme. Pourquoi ce rappel au passé encore une fois et celle de ce martyr en particulier?

Parce qu’il y a eu des gens qui n’ont pas hésité à donner leur vie pour nous. Des gens qui étaient meilleurs que nous. Moi je ne suis pas le dernier blessé de la Guerre d’Algérie. Ce sont des gens qui, à un certain moment, ont renoncé à tout. Ils ont laissé femmes, enfants, village pour que nous puissions un jour accéder à un minimum de dignité et à la liberté. Regardez ce que nous avons fait de ces gens-là. Nous n’arrêtons pas de les trahir. Tous les jours on les trahit. Ben Boulaïd avait -il besoin d’aller au maquis? Il était riche. Il avait toute une ligne de transport, des moulins, et pourtant il a laissé sa femme et ses enfants et il est parti mourir au maquis. Aujourd’hui, tout ce qu’on voit c’est la corruption, la prédation, c’est terrifiant. C’est pour cela que de temps en temps, j’essaie, moi en tant que Mohamed Moulessehoul d’être digne de ces gens-là.

Vos nouvelles sont tout de même teintées d’une certaine aura moralisatrice annihilée par une distance formelle du conte…

Il n’y a pas de morale. Il y a un constat. C’est comme les Occidentaux, à chaque fois que j’écris un livre ils le taxent de moralisateur. Tout d’un coup, ils découvrent dans mes livres des choses qui les interpellent eux. Alors que ce sont eux qui ont l’habitude de nous interpeller avec ces mêmes choses. Quand c’est un Algérien qui le fait, d’un seul coup, quand ils découvrent cela chez nous ça devient moralisateur. Moi je ne peux pas vivre sans morale. Même si mes livres n’ont rien à voir avec la morale, personnellement je ne peux vivre sans. C’est dans mon éducation. Je ne peux pas tricher, je ne peux pas trahir, c’est dans mes gènes. Je n’ai jamais fait de tort à personne. De toute ma vie. La morale est nécessaire pour nous. Maintenant si on peut s’émanciper et faire comme ces pays occidentaux qui ont renoncé à tout pour pouvoir avoir toutes les libertés et sans avoir à se remettre en question, je crois qu’eux, ils peuvent se le permettre, nous pas encore car on n’a pas construit notre nation, nos écoles, nos universités. On n’a rien fait…

Qu’en est-il de l’adaptation cinématographique de l’Atten-tat sur grand écran, du film le Commissaire Loeb et Ce que le jour doit à la nuit et sa participation au Festival de Cannes?

S’agissant du film Ce que le jour doit à la nuit, il fait l’objet actuellement de plusieurs avant-premières. Il sortira en salle le 12 septembre en France. Je souhaiterais qu’il sorte aussi en Algérie, tout comme l’Attentat qui est terminé. En tant qu’Algérien je voudrais que les Algériens ne soient pas exclus et voient ces films. Mais il y a des raisons politiques qui les en empêchent. Ce que le jour doit à la nuit adapté à l’écran par Alexandre Arcady n’a été pas été retenu pour la sélection au Festival de Cannes faute d’identité. Ce n’est pas un film français et l’Algérie ne souhaite pas le produire. Mais ça ne fait rien. Aujourd’hui mon désarroi a diminué et je n’ai plus de déception. J’ai décidé de vivre heureux. J’ai un lectorat qui me suffit. Il faut savoir rêver et s’émerveiller. Concernant le film Commissaire Llob, eh bien la télé le bloque. Il est interdit à la télé. Je ne sais pas pourquoi alors que cette dernière l’a produit…

Yasmina Khadra refuse d’écrire sur le printemps arabe ou d’en parler…

J’ai déjà écrit sur le printemps arabe. Les gens oublient que ça a commencé chez nous il y a 23 ans déjà. On a vu où cela a conduit. En tant qu’Algérien je souhaite tout le bonheur à la Tunisie, l’Egypte, la Syrie, le Yemen et la Libye tout en leur souhaitant ne pas traverser par quoi l’Algérie est passée. La Libye est un sanctuaire de tous les mouvements de rébellions idéologiques et c’est l’Occident qui a provoqué cela. Où vont partir tous ces contingents rebelles? L’Occident s’en lave les mains aujourd’hui.

Nous, on est en position de faiblesse. On se la boucle. On nous marche dessus. L’Occident attend que l’Algérie s’embrase. On va essayer de nous éveiller à nous-mêmes. Pourquoi s’entre-tuer? Je ne parle pas à BHL. Nous n’avons ni la même race ni la même conscience. Je suis un Algérien sain et simple. Il y a des gens qui font tout pour défigurer notre image. Je n’ai pas voulu participer à ce forum de Marseille pour cela. La seule réponse que j’ai à donner depuis 15 ans, ce sont mes livres.

Vous êtes le premier écrivain à être couronné du prix Time for peace, qui, en général, distingue uniquement des célébrités du cinéma et de la musique. Quel sentiment cela vous procure-t-il?

C’est bien. C’est bon pour le moral des Algériens. On ne peut qu’en être fier. L’Algérie n’est pas morte et elle restera toujours vivante. Elle est capable d’étonner et d’émerveiller. Si ce pays pouvait récupérer tous ses talents, génies et chercheurs qui sont à l’étranger, il pourra s’en sortir. Voyez la cheville ouvrière de Google, c’est un Algérien! Aussi, aux Algériens de France je leur dis, songez à rentrer…

Qu’en est-il de la participation du CCA à la célébration du cinquantenaire de l’Indépendance de l’Algérie?

La seule et vraie solution qui sauvera l’Algérie, viendra des femmes. Si l’homme en était capable on l’aurait su depuis 50 ans déjà. Je suis certain que le salut viendra des femmes. On aura un programme spécial écrivains femmes et la Guerre d’Algérie. Il y a une façon pour moi de servir son pays, l’action vraie car le débat virtuel dont la polémique n’apporte rien. Je suis venu à Alger car les Algériens me manquent. Depuis que je suis à la tête du CCA, je suis exclu de toute activité officielle. C’est une réalité. Donc, je viens voir mon éditeur et mes lecteurs. La part de lion du programme du CCA sera consacrée aux femmes. D’ailleurs, je suis venu aussi pour chercher Djamila Bouhired qu’on n’arrive pas à joindre. On voudrait lui rendre hommage car elle représente pour moi la réincarnation du sacrifice algérien. Je serais honoré de la recevoir. Au programme aussi, de la musique, du théâtre etc. On compte rendre hommage également à Dib, Frantz Fanon, Kateb Yacine, Feraoun… aux gens qui étaient capables d’exister même au temps de la négation absolue. Car célébrer le cinquantenaire ne sert pas seulement à se souvenir mais c’est aussi un rappel pour se réveiller, et méditer sur ce que nous sommes devenus 50 ans après.