Yasmina Khadra à El Moudjahid : «J’ai toujours eu une folie qui s’appelle la littérature»

Yasmina Khadra à El Moudjahid : «J’ai toujours eu une folie qui s’appelle la littérature»
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Plongé dans un véritable bain de foule au point où l’espace ne pouvait pas contenir la marée humaine d’admirateurs venus voir cette célébrité internationale, l’écrivain Yasmina Khadra passera avec ses lecteurs entre des photos-souvenir et des séances de dédicaces plus de quatre heures et demie dans un climat d’échange de paroles entre rires et chaleureuses embrassades.

Il faut dire que derrière son allure spartiate, notre romancier devenu populaire a su captiver un large lectorat et qu’ici même en Algérie on lui témoigne beaucoup de sympathie. Traduit dans 33 langues

et dans 41 pays, Mohamed Moulessehoul alias Yasmina Khadra fut un officier de l’Armée algérienne pendant près de trente-six ans et principalement a participé durant la décennie rouge à la guerre contre le terrorisme. Né à Kenadsa, dans le Sud algérien, en 1955, d’un père infirmier et d’une mère nomade, il prend sa retraite alors qu’il avait le grade de commandant et s’exile en 2000 d’abord au Mexique puis en France en 2001 à Aix-en-Provence où il se distingue avec la publication de son roman largement autobiographique «l’Ecrivain». Mais le militaire est aussi un homme de cœur pour qui le thème de l’intolérance est cher à ses préoccupations d’homme dans la multitude de romans à succès qu’il aura produit à ce jour, illustrant son intérêt pour un dialogue plus ouvert entre l’Orient et l’Occident. Nous avons rencontré cet homme au regard tendre, aujourd’hui chevalier de la Légion d’honneur et officier de l’Ordre des Arts et des Lettres qui a su si bien allier son esprit disciplinaire avec une autre raison d’être : l’écriture. Ici l’entretien à bâtons rompus

qu’il nous a accordé.

On lit dans une notice bio-graphique vous concernant que vous avez quitté l’armée pour vous consacrer à l’écriture de romans. Comment s’est opéré ce passage subtil entre ces deux activités qui ne sont pas toujours compatibles ?

C’est justement cela le problème. On pense que j’ai entamé ma carrière d’écrivain après avoir quitté l’Armée alors que j’avais auparavant publié en Algérie une quinzaine de romans qui furent traduits dans 12 pays. Donc, je peux vous dire que je n’ai pas quitté l’Armée pour écrire mais pour poursuivre pleinement mon activité d’écrivai

Est-ce que vous trouvez que ces deux disciplines dont l’une suggère l’ordre et la force et l’autre la liberté de création sont conciliables ?

J’en suis la preuve vivante ! Je crois qu’il faut savoir faire la part des choses. Moi, j’ai toujours eu une folie qui s’appelle littérature et en parallèle une vie concrète en tant que militaire. A chaque fois par exemple que j’avais des problèmes dans ma vie réelle, lorsqu’elle commençait à me passer par-dessus la tête ou qu’elle m’obligeait dans certaines de mes aspirations à littéralement me décomposer, je me déportais sur cette folie d’écrire qui est un rêve permanent que je réinvente à travers mes lectures et mes écritures.

Vous êtes pratiquement arrivé à l’apogée de votre parcours d’écri-vain. Ce rêve vous comble-t-il maintenant ?

Oui, bien sûr. Il suffit de voir la rencontre d’aujourd’hui dans l’espace de cette librairie où mes compatriotes viennent me voir et sollicitent une signature, pour affirmer qu’écrire au bout du compte n’a pas été une activité vaine. Vous savez, pour moi, la littérature est un partage. J’aime les gens et ma seule façon de concrétiser cet amour pour eux c’est de partager avec eux un moment de lecture.

Comment trouvez-vous le public algérien qui vient vous voir par rapport à celui que vous avez l’habitude de rencontrer à l’étranger ?

Dans chaque public, qu’il soit français, japonais ou indonésien, c’est toujours le même enthousiasme mais moi je suis doublement heureux quand je suis ici parce qu’en France, c’est tout à fait banal que les gens adhèrent à l’écriture, à un style ou un écrivain mais en Algérie c’est un véritable défi que l’on jette à l’adversité qui est devenue notre pain quotidien. Et quand je vois que les Algériens malgré tout continuent d’aller au cinéma ou bien au théâtre ou encore d’aimer la littérature, je me dis qu’on a encore une chance d’aller de l’avant. Il y a chez notre peuple un désir viscéral et catégorique de ne pas céder. Vous savez, nous sommes des sortes de fugacités, des fulgurances qui sont appelées un jour à disparaître dans le boum cosmique mais la Nation restera toujours là. C’est justement l’âme de cette Nation qui continue de faire réagir ces jeunes qui aiment, malgré tout ce qui s’est passé il y a quelques années, ce que l’adversité a essayé de leur confisquer.

Quelque part les lecteurs algériens répondent à votre appel …

Oui, ils le font comme moi je réponds à l’appel de l’équipe sportive nationale ou à un chanteur comme Ait-Menguellet, à n’importe quel artiste algérien.

Cela me rappelle la phrase que vous avez écrite dans l’un de vos romans : «Je ne suis nulle part chez moi que parmi les miens, dans mon pays qui a besoin de moi» …

La citation dit précisément ceci : «Qui a autant besoin de moi que des autres ».Voilà, c’est normal. J’ai beau être connu… Vous savez combien de lecteurs j’ai en France ? Quatre millions mais pourtant je sais que ce n’est pas mon pays. C’est mon plus grand lectorat certes, mais je n’y suis pas chez moi. Donc, quand je reviens ici, même si je sais que j’ai cent fois moins de lecteurs, je suis parmi les miens.

Concernant l’adaptation ciné-matographique de votre roman «Ce que le jour doit à la nuit» réalisée par Alexandre Arcady, où en sont les préparatifs ?

Elle est terminée. Il y a d’ailleurs eu des avant-premières à Paris et il y en aura d’autres à Marseille, Lyon, Bordeaux et dans toutes les grandes villes. Le film sortira dans les grandes salles le 12 septembre prochain. Il était programmé pour le 4 juillet et il a fallu que j’intervienne pour leur dire que je ne voulais pas d’un film-symbole mais d’un film tout court parce que les symboles peuvent passer avec l’événement mais une œuvre peut résister à tous les temps.

Et pour celle de votre roman «l’Attentat» ?

Le film est fin prêt mais j’ignore quand est-ce qu’il sortira parce que les Américains ont aussi un droit de regard sur lui. Le réalisateur Ziad Doueri, un cinéaste américano-libanais, a été choisi dès le départ par Hollywood. C’est une production européenne mais la distribution se fera aux Etats-Unis. Malgré deux années de combat acharné avec cette maison pour retirer mes droits car il y a un puissant lobby aux USA qui ne voulait pas que le film se fasse, ils m’ont par la suite donné mes droits pour l’adaptation mais la distribution restera américaine. Je n’avais d’ailleurs même pas de droit de regard sur le scénario.

Vous êtes depuis trois ans directeur du Centre culturel algérien de Paris. Qu’est-ce que vous préparez pour la célébration du cinquantenaire ?

Je n’ai pas attendu une programmation spécifique. Je me suis moi-même attelé à tracer les lignes directrices de cette programmation avec un hommage à tous les acteurs de la guerre de libération nationale à travers des personnalités intellectuelles algériennes comme Frantz Fanon, Kateb Yacine, Mouloud Mammeri ou encore Moufdi Zakaria. Il y aura aussi un hommage à la femme algérienne en la personne de la moudjahida Djamila Bouhired. J’ai pensé par ailleurs à mettre en valeur le cinéma post-indépendant. Où en sommes-nous aujourd’hui ? J’ai écrit un scénario pour la télévision algérienne, un feuilleton de huit épisodes d’une durée de 52 minutes qui est une adaptation du livre « Le commissaire LLob », une production qui pourrait divertir bien des Algériens. Mais il se trouve que la télévision ne veut pas le diffuser alors qu’elle l’a elle-même financé. Je ne comprends pas car je suis de ceux qui pensent qu’aucun peuple ne peut se relever sans rêves, sinon il court à sa perte, sa mort.

Cela me rappelle une autre citation de vous «N’est jamais seul celui qui cherche la lumière»…

Vous avez totalement raison. C’est d’ailleurs ma devise. Celui qui œuvre pour le bien d’autrui, trouvera aujourd’hui ou demain ce qu’il a semé sur son chemin. Je crois qu’il y a quand même une justice sur cette terre et chaque être humain sera rattrapé un jour par sa vérité. Je dis souvent aux gens défaitistes qu’il faut rester dans la lumière parce qu’il n’y a pas plus important que votre vie. Je pense qu’il faut tout faire pour ne pas laisser les toxines des autres détruire ce qu’il y a de meilleur en nous. Tous ces jeunes qui se sont retournés durant la décennie noire contre leur propre pays en commettant des crimes contre d’autres Algériens se sont trompés d’ennemi. On choisit un ennemi qui est peut-être notre meilleur ami sans essayer de cerner les vrais problèmes. Je suis sans doute le mieux placé de par ma situation pour rester dans la sérénité mais je veux pourtant que mes enfants puissent un jour retourner dans leur pays pour qu’ils puissent contribuer à le construire. C’est pour cela que je suis parfois malheureux parce que je veux que l’Algérie retrouve sa dignité, sa noblesse, son ambition et ses rêves.

Avez-vous en projet un nouveau livre ?

Je ne l’ai pas encore entamé parce que je suis pris par les festivités du cinquantenaire mais mon rêve est d’écrire sur l’Algérie coloniale parce que je trouve qu’il y a tellement de choses à dire. Des choses que je n’ai pas développées dans mon roman «Ce que le jour doit à la nuit» et que je voudrais reprendre dans mon prochain livre.

Entretien réalisé

par Lynda Graba