Xavier Driencourt :“Les relations algéro-françaises ne seront jamais banales”

Xavier Driencourt :“Les relations algéro-françaises ne seront jamais banales”

Dans cet entretien accordé à Liberté à la veille de son départ d’Algérie au terme d’une mission diplomatique de quatre ans, Xavier Driencourt fait son bilan. Sa nomination étant intervenue dans un contexte difficile dans les relations algéro-françaises, l’ambassadeur estime avoir réalisé des avancées notables et réglé des problèmes en suspens mais que beaucoup de chantiers demeurent ouverts à l’instar de celui de la mémoire. Convaincu de la nécessaire refondation des relations, le diplomate est plus que jamais persuadé de cette option est incontournable quel que soit le vainqueur de la présidentielle française.

Liberté : À la veille de votre départ d’Alger, comment résumeriez-vous le bilan de votre mission ?

Xavier Driencourt : J’espère que mon bilan sera globalement positif ou que les Algériens le jugeront globalement positif. C’est assez difficile de faire un bilan. J’ai passé 4 ans à Alger, plus longtemps que plusieurs de mes prédécesseurs et 4 ans je crois que c’est un bon bail pour construire quelque chose. Je voudrais rappeler que je suis arrivé en 2008, une période difficile dans les relations algéro-françaises. Il y avait eu en 2007 les deux visites du président de la République, puis en juin 2008, celle du Premier ministre, François Fillon, je suis arrivé juste après. Il y a eu alors cette “affaire Hasseni”, vous en souvenez, elle a compliqué les relations pendant deux ans, de 2008 à 2010. C’était une période tendue pendant laquelle les relations algéro-françaises étaient quasiment gelées. On s’en souvient : peu de ministres français venaient ici alors que rien qu’entre 2007 et 2008, 13 ministres ont fait le déplacement à Alger, peu de dialogue existait. M. Kouchner, ministre des Affaires étrangères, n’est pas venu à Alger. Et puis après, les choses sont reparties fin 2010. Après le règlement de l’affaire Hasseni, il y a eu la visite de Michèle Alliot-Marie et de Jean-Pierre Chevènement et les deux visites de Claude Guéant, secrétaire général de l’Élysée à l’époque. Nous avons décidé, entre Claude Guéant et les autorités politiques algériennes, le président Bouteflika et le Premier ministre Ouyahia, de partir d’un commun accord sur des bases nouvelles en se fixant pour priorité des dossiers d’avenir. Cette approche pragmatique a donné lieu à la mission de J.-P. Raffarin qui a elle-même enclenché celle d’Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères. Enfin, la visite de

M. Medelci à Paris. Je crois avoir joué, modestement, un rôle dans le montage de la visite d’Alain Juppé car compte tenu de mes relations personnelles avec lui, je l’ai convaincu de venir à Alger. Nous avons alors discuté de tous les dossiers : les relations bilatérales, la mémoire, les visas, les dossiers qui fâchent, la Libye, le Sahel, la Syrie, etc.

Quels sont les projets que vous avez réalisés ?

Un certain nombre de dossiers de nature économique, avec la mission de Jean- Pierre Raffarin ont progressé. Au début, en mai 2010, il y avait 12 dossiers ; 10 ont été réglés maintenant. C’est plutôt positif. Deuxièmement, l’ancienne Chambre française de commerce et d’industrie connaissait des difficultés d’ordre administratif et juridique dans ses rapports avec l’administration algérienne : avec l’aide et la bonne volonté des administrateurs de la Chambre et avec l’aide des services algériens et notamment du ministre de l’Intérieur de l’époque, ce dossier a aussi progressé et la Chambre française de commerce et d’industrie est devenue une Chambre algéro-française de commerce et d’industrie, plus représentative, avec des membres algériens et français et un conseil d’administration paritaire. C’est un nouvel essor pour les relations économiques bilatérales. La troisième chose dont je suis assez fier, c’est la transformation des 5 centres culturels français en un Institut français d’Algérie en janvier 2012. Nous avons ainsi maintenant “une force de frappe” culturelle. Quatrième dossier, la question scolaire. En septembre 2012, une nouvelle école primaire à Alger, de la maternelle à la

6e au lycée Alexandre-Dumas ouvrira ses portes. Elle aura certainement beaucoup de succès vu les demandes d’inscription. Plus tard, nous espérons ouvrir une école à Oran, à Annaba et à Béjaïa et poursuivre cette dynamique.

C’est une belle chose. Le dernier dossier est celui des visas même si je sais que beaucoup d’Algériens ne seront pas d’accord. Dès octobre 2008, l’externalisation du traitement des visas avec l’installation de Visa France a amélioré le traitement des dossiers. Sur cette lancée, notre consul général, Michel Dejaegher, a facilité l’obtention des visas pour un certain nombre de professions, journalistes, médecins, avocats, hommes d’affaires, dentistes, magistrats, commerçants, etc. Un dossier que je regrette ne pas mener à bout, c’est la réouverture du centre culturel de Tizi Ouzou. Nous avons un projet architectural, un projet administratif dont j’espérais poser la première pierre en été qui permettra l’installation dans cette ville d’une antenne de l’Institut français pour répondre à la demande locale. Tout ceci est plutôt positif, sans oublier les cycles de formation pour les journalistes montés par notre conseillère Loan Forgeron.

Et quel projet aviez-vous à cœur de réaliser et que vous n’avez pas vu aboutir ?

J’avais proposé à plusieurs interlocuteurs algériens d’utiliser le “savoir-faire”, l’expertise, l’expérience d’un certain nombre d’ex-coopérants dans tous les domaines, l’enseignement du français, l’agronomie, la médecine, les professions d’ingénieurs, de techniciens, vétérinaires, chercheurs, etc. Vous savez qu’il y a eu beaucoup de “coopérants” français venus en Algérie dans les années soixante à quatre-vingt- dix, plus de 50 000 au total. J’ai eu l’idée, assez simple au demeurant, au moment où on parle en France du débat de l’âge à la retraite d’utiliser l’expérience et la disponibilité de ces anciens coopérants et assistants techniques sur une base volontaire, alors qu’ils atteignent aujourd’hui 60 ans. À 60 ans, on est encore jeune, on a encore beaucoup d’imagination et beaucoup de force : faire revenir, sur une base volontaire bien sûr, des personnes qui pourraient former en quelques mois, dans les universités, les écoles, les hôpitaux, etc., des formateurs algériens dans les domaines de l’enseignement du journalisme, du français, de la médecine, des mathématiques, de l’agronomie, par exemple, pour répondre à une demande algérienne très spécifique et forte. Je pense que c’est un concept dynamique, et d’ailleurs toutes les autorités auxquelles j’en ai parlé, étaient séduites par cette approche pragmatique. Je suis sûr que sur les 50 000 coopérants, il y en a des milliers qui voudraient revenir, par amitié d’abord, se disant qu’il y a 30 ans, l’Algérie leur a beaucoup apporté dans leur vie professionnelle et personnelle et que maintenant c’est à leur tour de rendre ce service bénévolement à l’Algérie, pour former des jeunes Algériens, de donner leur savoir-faire de trente années de travail en France. Ce serait du “gagnant-gagnant” et à mon sens, une belle illustration de nos relations. Je regrette qu’il n’ait pu voir le jour.

Vous avez été durant ces 4 ans témoin de polémiques et controverses notamment sur certains dossiers chauds, on peut citer la mémoire, les accords de 68 et la LFC 2009, que faut-il faire, selon vous, pour éviter que ces questions n’aient pas d’impact sur les rapports bilatéraux ?

Je commence par la loi de finances complémentaire 2009. Lorsqu’elle a été publiée, il y a eu une “poussée d’urticaire” chez certains et vous vous souvenez que la Chambre de commerce de Marseille, par exemple, avait adressé une pétition à Mme Idrac, alors ministre du Commerce extérieur. Je crois là aussi pouvoir mettre ce dossier à mon actif : j’ai réussi, avec mes collaborateurs du service économique de l’ambassade, à calmer le jeu. Je suis allé à Marseille avec Marc Bouteiller, le conseiller économique d’alors pour 48h et expliquer à la Chambre de commerce de Marseille, aux industriels et au président de la région Paca et au maire,

M. Gaudin, qu’il était possible de s’adapter à cette loi. Peut-être n’était-ce pas ce que les Marseillais et les entreprises françaises souhaitaient, mais c’est le droit souverain de l’Algérie de prendre les mesures qu’elle estime utiles. L’Algérie est un pays souverain, et ce n’est pas aux entreprises françaises ou d’autres pays d’ailleurs, de lui dire comment il faut faire. J’ai pris une comparaison amusante : nous sommes obligés de dédouaner au port de Jijel certaines marchandises, les voitures, puis les pièces d’occasion pour le matériel agricole et les camions, etc. Dans le fond, cette mesure, que certains critiquaient n’était que la copie de ce qu’avaient décidé trente ans plus tôt Mme Cresson et J.-P. Chevènement qui avaient contraint les Japonais à dédouaner les magnétoscopes à Poitiers… J.-P. Chevènement à qui je racontais cela a bien ri ! Les autres dossiers, comme la mémoire, les accords de 1968 sont hélas des dossiers permanents dans les relations bilatérales, des dossiers à forte connotation politique. C’est à nous de savoir comment les traiter. Ce sont des dossiers difficiles, certains sont politiques, d’autres plus administratifs. Sur les visas, je le disais tout à l’heure, nous avons essayé, Michel Dejeagher, le consul général et moi, de débloquer certaines choses sur le plan administratif mais nous ne pouvons supprimer les visas pour les Algériens, nous n’y sommes pas autorisés, ceci n’est pas de notre responsabilité. C’est un dossier qui existe et il faut adapter, changer parfois un certain nombre de réglementations, il faut assouplir les choses quand on le peut, dans le cadre de la réciprocité, et dans ce cadre qui existe, je veux dire la réglementation Schengen. La mémoire est un dossier tellement politique qui nous amène à poser la question à nouveau de la refondation des relations bilatérales.

La refondation a-t-elle toujours des chances d’aboutir ?

J’ai quelques idées : je pense qu’entre la France et l’Algérie, un certain nombre de rendez-vous ont été manqués. Je ne remonte pas à la guerre de Libération. Mais rien que ces 10 dernières années, à plusieurs reprises, il y a eu des conjonctures favorables, des “fenêtres de tirs” mais les circonstances se sont alors liguées pour empêcher d’en profiter. Il y a eu d’abord la période 2003 avec le projet de traité d’amitié qui n’a pas pu aller jusqu’au bout parce que la loi de février 2005 a stoppé ce processus et “gelé” les relations sur plusieurs dossiers dont celui de la mémoire. Il y a eu une deuxième “fenêtre de tir” en 2007 après l’élection du président de la République et les deux voyages qu’il a faits en Algérie. Il a réservé son premier voyage hors Europe à l’Algérie, puis une visite d’État en décembre 2007 avec son très beau discours de Constantine. Mais malheureusement les “irritants” ont ressurgi comme l’affaire Hasseni, l’affaire de Tibhirine et la “liste noire aérienne” qui ont compliqué encore une fois les choses.

Nous aurions pu faire cette refondation en 2012 parce que l’année s’y prête avec le cinquantenaire de l’Indépendance. Quelle belle opportunité ! Nous avions des projets ! Mais le fait d’avoir ce télescopage entre deux élections, législatives en Algérie et présidentielle en France, et deux campagnes électorales en Algérie et en France, et vous, savez que les campagnes électorales ne sont jamais propices à la sérénité et au calme. Des excès de part et d’autre, parfois une surenchère verbale… C’est donc difficile d’envisager cette refondation maintenant. Mon sentiment personnel c’est qu’il va y avoir à nouveau une fenêtre après vos et nos élections ; là nous aurons un créneau pour essayer de faire ce que j’appelle un “reset” au sens informatique du terme : si je peux prendre une image, l’ordinateur franco-algérien connaît un certain nombre de bugs, il faut alors l’arrêter, faire un “reset”, on formate le disque dur, et ce disque reformaté, tout en gardant une partie de sa mémoire vive peut repartir ! Essayons ensemble après nos élections de procéder à ce reformatage de nos relations, ce reset.

Est-ce possible lorsqu’on sait qu’il existe un certain consensus dans la classe politique française, qu’elle soit, de droite ou de gauche, sur la question de la mémoire ?

Sincèrement je pense que nous pourrons avancer après les élections. J’ai quelques idées là-dessus mais je les réserve d’abord au gouvernement français. Je pense que nous pouvons et nous devons faire ce “reset” et cette “refondation” quel que soit le président vainqueur de la présidentielle. Parce que si nous ne le faisons pas, c’est encore une génération qui sera passée à côté des choses. La responsabilité de la “génération de l’Indépendance”, c’était la libération du territoire, la responsabilité historique de ma génération, c’est de normaliser les choses, de procéder à cette refondation dans nos relations.

Si nous ne le faisons pas, nous entrerons alors dans une sorte de banalisation des relations algéro-françaises, une indifférence réciproque polie, et je pense que ni vous Algériens ni nous Français n’accepteronts que ces relations deviennent banales ou indifférentes.

Votre vision est positive mais peut-on être sûr que les deux pays ne connaîtront pas dans une année ou deux les mêmes tensions comme celles vécues avec l’affaire Hasseni ou Tibhirine ?

Il y aura certainement d’autres tensions : je pense que c’est ce qui caractérise nos relations qui sont “à fleur de peau”. Le moindre coup d’épingle entraîne une inflammation, une irritation.

C’est normal parce que nous n’avons pas des relations banales. Mais il faut aussi mettre dans ces relations de l’affection. Si je dois résumer en un mot mon passage en Algérie, les relations entre les deux peuples, je retiendrai ce mot “affection”.

S. T