Un câble de la diplomatie américaine provenant de son ambassade à Rome, datant d’avril 2008 et diffusé la semaine dernière par WikiLeaks, vient de donner un éclairage précieux sur les prévisions de consommation de gaz par l’Europe et les craintes des Etats-Unis de voir Moscou se positionner en Europe, un terrain géostratégique qui leur était pendant plusieurs décennies acquis. Sur la liste des destinataires de ce mémo, l’ambassade des Etats-Unis à Alger figure en tête des représentations priorisées, juste après celle de l’Union européenne…
Lyas Hallas – Alger (Le Soir) – Un document qui apporte un éclairage s’agissant des oppositions à une éventuelle cartellisation dans le domaine du gaz et les motivations des pays exportateurs de mettre fin à l’époque du «gaz bon marché», donne d’importants éléments d’informations aux Algériens pour leurs négociations futures. Que ce soit pour la révision des contrats de gaz ou dans le cadre du projet dit « Désertec» pour le développement d’énergies nouvelles. L’Union européenne, indique le mémo, manque plutôt d’une politique énergétique commune. Le câble, intitulé «Partenariat Italie-Gazprom», restitue l’entrevue qu’a eue le conseiller pour les affaires économiques près de l’ambassade américaine à Rome avec M. Marco Alvera, vice-président chargé de l’approvisionnement et du portefeuille développement du géant italien de l’énergie Eni, lequel a reçu le diplomate américain pour une «séance d’information sur les activités d’Eni en Russie, le pipeline South Stream notamment».
Une entrevue intervenue après le discours prononcé le 4 mars 2008 par l’ambassadeur américain en Italie et San Marino, Ronald P. Spogli, évoquant Gazprom, géant russe de l’énergie, en insistant sur la nécessité pour l’Europe de diversifier ses sources d’énergie. En gros, le compte rendu met en avant le refus «délibéré» des responsables du géant énergétique italien de croire que leur collaboration avec Gazprom met en danger la sécurité énergétique de l’Europe et pointe du doigt ladite compagnie pour cette collaboration, jugée «contraire aux intérêts de l’Union européenne» et plutôt «à la solde de Gazprom qui en fait le prétexte pour dominer le marché européen et se déployer en Afrique du Nord». Ainsi, peut-on lire dans le mémo, le diplomate américain exhorte son gouvernement à faire pression sur le gouvernement italien pour qu’il influence Eni, opérateur parapublic dont l’Etat détient 30 % des actions, à revoir ses décisions stratégiques et sa relation commerciale avec Gazprom.
Le partenariat Eni-Russie
Selon les termes du mémo, Eni a cherché à avoir un accès privilégié à de nouvelles sources de gaz naturel et avec la bénédiction du gouvernement italien, a bien établi un «partenariat stratégique» avec Gazprom en 2006. Alvera a ainsi indiqué qu’Eni est le plus important client de Gazprom (gaz naturel) et ce, depuis les années 1970. Elle lui achète l’équivalent de 6 à 7 milliards de dollars américains en gaz par an. Et aux yeux d’Eni, le passage d’une relation commerciale avec Gazprom à une relation stratégique intégrée est bénéfique pour les deux parties. Eni a gagné l’accès au gaz pétrole et au gaz russes, prolongé ses contrats d’approvisionnement en gaz jusqu’en 2035 et a pu participer à des projets tels que le «Blue Stream gazoduc» reliant la Russie à la Turquie. En contrepartie, Gazprom a profité de ce partenariat pour «planter des drapeaux en dehors de la Russie», elle a eu accès à des projets d’Eni en Libye et en Algérie et a eu aussi droit de vendre du gaz directement aux consommateurs italiens à partir de 2010. Eni et Gazprom se sont également associés dans des projets de GNL en mer Baltique et au «Sud Stream». Alvera a qualifié cette relation d’«aubaine». Eni estime les réserves de Russie en gaz naturel à 47 800 milliards de mètres cubes et que Gazprom est en mesure d’exporter vers l’Europe entre 166 et 207 milliards de mètres cubes d’ici à 2030.
A titre indicatif, la Russie a exporté vers l’Europe 133 milliards de mètres cubes de gaz naturel en 2005. Il soutient par ailleurs que Gazprom n’a pas suffisamment investi dans la modernisation de ses équipements de production et a mis en avant les profits qu’Eni pourrait réaliser par la production du gaz russe, en modernisant les équipements et en améliorant l’efficience. Comme il était enthousiaste quant à la possibilité de développement de nouveaux champs gaziers en Russie. «C’est facile, comme c’était le cas dans le golfe du Mexique dans les années 1980», a-t-il comparé. Le diplomate américain, nullement convaincu par l’argumentaire de son interlocuteur, a recouru à un article publié en juillet 2007 par le magazine Forbes, portant justement sur les relations Eni-Gazprom : «The devil’s advocate : the devil being Putin, the advocate being Eni» (l’avocat du diable : le diable étant Poutine, l’avocat étant Scaroni, président d’Eni, Ndlr) et a demandé une réponse aux articles de presse caractérisant Eni de «prétexte aux intérêts de Gazprom en Europe». Chose qui a poussé le responsable d’Eni à se justifier encore une fois et dire que les décisions de la compagnie sont motivées par des considérations commerciales et jamais, par des dessous politiques. Il a argué que les projets de pipelines, comme le South Stream sont légitimés par la demande croissante de l’Union européenne en gaz naturel et pas par les velléités russes de dominer le marché.
Le South Stream
Le responsable d’Eni soutient que la décision d’Eni de construire le South Stream est motivée beaucoup plus par la recherche d’une route sûre (c’est-à-dire évitant l’Ukraine) que de la recherche de nouvelles sources, de «nouveaux gaz». En un mot, le projet s’explique, selon M. Alvera, par deux facteurs, à savoir la demande croissante de l’Europe en gaz naturel et le «manque de fiabilité» du système gazoduc ukrainien. Ledit pipeline South Stream prend son départ à partir de Bregova en Russie, traverse la mer Noire sur 900 km, touche terre en Bulgarie avant qu’il ne se divise en deux parties, l’une sur une voie sud et l’autre sur une voie nord. La partie offshore sera répartie à parts égales entre la joint-venture Eni-Gazprom et le South Stream AG, domiciliée en Suisse. Le tracé du South Stream nord ira de la Bulgarie à l’Autriche, celui du South Stream sud atteindra l’Italie via la Grèce. Eni et Gazprom sont en cours de finalisation du South Stream nord cependant que South Stream sud bute sur des difficultés dans les négociations avec les gouvernements de Serbie et de la Roumanie. Ce qui signifie selon M. Alvera que les chances de réaliser sont minimes (à 60 %, il ne sera pas réalisé). Il précise aussi que la capacité du gazoduc sud est de 30 milliards de mètres cubes qui seront remplis par 20 milliards de mètres cubes de «gaz de substitution», pris sur le système gazoduc ukrainien, et 10 milliards de mètres cubes supplémentaires qui seront un «nouveau gaz» pour le marché européen. Selon lui, l’Ukraine n’a pas tenu ses engagements d’effectuer les maintenances nécessaires sur le pipeline transportant le gaz vers l’Europe.
«L’opérateur ukrainien a mis, une fois, 18 jours pour effectuer des réparations devant durer plutôt 3 jours et a même omis de le notifier à Gazprom», a-t-il dit. Et d’ajouter : «South Stream permet d’éviter ce type de problèmes en contournant l’Ukraine. La diversification des routes de transport renforce la sécurité énergétique de l’UE». Or, assène le diplomate américain, ce relevé est contradictoire avec le point de vue de son gouvernement.
Une demande en gaz qui rendra vulnérable l’Union européenne
Le diplomate américain a affiché ses craintes de la concurrence que pourrait imposer le South Stream au Nabucco, projet de pipeline soutenu par les Etats-Unis qui n’associe pas Gazprom. Un pipeline également d’une capacité de 30 milliards de mètres cubes et dont les sponsors n’ont toujours pas identifié les sources devant l’alimenter. Or, affirme M. Alvera, le South Stream n’a besoin que de 10 milliards de mètres cubes de «nouveaux gaz» pour le remplir.
Dans ce contexte, il a surtout émis le doute sur les capacités de l’Azerbaïdjan à produire suffisamment de gaz pour faire fonctionner le Nabucco à plein régime et aussi sur le volume des réserves azéries en gaz. En tout cas, selon les prévisions d’Eni, même si le South Stream fonctionnera à plein régime et que Gazprom l’alimentera de nouveaux gaz seulement, il ne répondra qu’à une infime partie de la demande croissante de l’Europe en gaz. Des projections qui font état d’une demande qui attendra, selon les estimations les plus réservées, 750 milliards de mètres cubes par an d’ici 2030.
Or, la production européenne de gaz, les importations sous contrats et autres prolongements de contrats ne totaliseront que 480 milliards de mètres cubes pour la même période. Ce qui fait un gap dans l’approvisionnement de l’Union européenne en gaz de 270 milliards de mètres cubes par an. «Les capacités du South Stream sont insignifiantes si on ose une comparaison», soutient le responsable italien. Et comme pour tenter de disséquer les inquiétudes de l’américain, il a précisé que 50 % des actions de la société South Stream AG et Construction échoient à Saipem Construction, filiale d’Eni qui construit le gazoduc, et qu’Eni aura droit à la moitié des 10 milliards de mètres cubes de gaz que fournira le South Stream.
«Eni est-elle devenue une parcelle du Kremlin ?»
Le diplomate américain a posé la question de savoir si la Russie ne pourrait, un jour, faire à l’Europe ce qu’a fait l’Ukraine (menaces répétitives de couper l’approvisionnement lors de ses confrontations avec la Russie), et dans ce cas, si Eni ne regrettera pas son rôle dans la construction de cette infrastructure aidant la Russie à le faire ? A ce sujet, le vice-président d’Eni, en concédant la dépendance de l’Union européenne — l’Allemagne en particulier —, du gaz russe, et que les pays européens doivent être «inquiétés » de cette dépendance, a surtout révélé que cette dépendance est le résultat de l’«absence d’une politique énergétique européenne commune».
Un fait couplé à une approche «schizophrénique » qui aggrave cette dépendance au gaz russe, et objet de différend opposant les Britanniques et les Hollandais d’une part aux Allemands et Français d’autre part (il n’a pas précisé ce qu’il entendait par là). Le résultat de ce vide politique explique-t-il a fait que la politique énergétique européenne soit conçue par des milliers de décisions prises individuellement par les compagnies du secteur de l’énergie. Susceptible quant à l’étroite collaboration entre Eni et Gazprom, le diplomate américain rappelle ainsi à son interlocuteur italien les propos méprisants de Vladimir Poutine prononcés contre le Nabucco le 5 mars 2008 dans Eurasia Daily Monitor.
Mais, dans son compte rendu, il paraît beaucoup plus susceptible : «Alvera semble ignorer délibérément le fait que la construction du gazoduc russe reliant les gisements de gaz turkmènes au système de gazoducs russes pousse à l’abandon du projet d’un pipeline transcaspien. Le South Stream, en engageant les consommateurs européens par des contrats à long terme, réduit les motivations des pays de l’Union européenne à faire pression pour le Nabucco».
Les bons et les méchants
Les conclusions du rédacteur du rapport ne sont cependant pas si diplomatiques : «Cette entrevue vient rappeler le double discours de l’époque soviétique. Selon Eni, la sécurité énergétique de l’Union européenne sera renforcée – et non affaiblie – par le gazoduc russe. Et dans les confrontations entre la Russie et l’Ukraine, toujours aux yeux des responsables d’Eni, les méchants ce sont les Ukrainiens, pas les Russes. En abordant Eni, il semble parfois, que nous nous adressons à Gazprom. Nous trouvons les arguments d’Eni tirés par les cheveux et égoïstes. A écouter ses reniements (South Stream) et la philosophie de son étroite collaboration avec Gazprom pour son expansion en Afrique du Nord, nous pensons que cette compagnie va à l’encontre des efforts consentis par l’Union européenne et les Etats-Unis visant à diversifier les sources énergétiques de l’Union».
Pour conclure, il a recommandé à sa tutelle d’exploiter la structure de propriété d’Eni, dont l’Etat italien détient le tiers des actions, pour la pousser à engager des changements fondamentaux dans son approche pour la sécurité énergétique de l’UE et aussi les réticences du gouvernement de la Serbie pour que le gazoduc ne soit pas réalisé. «Eni doit s’inscrire dans la vision de l’UE et des Etats-Unis à la sécurité énergétique et pas, celle du Kremlin», a-t-il dit.
L. H.