Wikileaks Algérie :Intelligence économique, corruption et dépêches diplomatiques

Wikileaks Algérie :Intelligence économique, corruption et dépêches diplomatiques

Le quotidien espagnol El Païs a mis en ligne trois télégrammes diplomatiques datés du 19 décembre 2007, 25 janvier 2008 et du 8 février 2010. Bien que traitant de sujets différents, la corruption et l’inefficacité économique reviennent comme un leitmotiv sous la plume de l’ambassadeur Robert Ford et de son successeur David D Pearce.

Il s’agit pour le premier d’une synthèse d’échanges avec des personnalités reçues par l’Ambassadeur Ford, d’un compte-rendu d’entretien avec Bernard Bajolet l’ambassadeur français de l’époque et d’un mémorandum sur les arrestations des dirigeants de la Sonatrach.

La lecture de ces documents, remarquablement écrits, est surtout révélatrice de l’état d’esprit de la chancellerie américaine, n’apporte cependant aucun fait nouveau, ni information inédite. Les journalistes en mal de scoop devraient être déçus.

Ce que rapportent les deux ambassadeurs est de notoriété publique et bien des diners aussi couteux qu’ennuyeux auraient pu être épargnés au personnel diplomatique s’ils pouvaient fréquenter les cafés de n’importe quelle ville du pays. Les quelques passages qui méritent d’être cités sont rares et consistent pour l’essentiel en des points de vue de sources de différente qualité. Parmi les plus significatives, domine incontestablement celle constituée par l’ex-ambassadeur français à Alger, Bernard Bajolet, aujourd’hui coordinateur des services de renseignement à la Présidence française qui dresse un état des lieux peu enthousiasmant concis mais clair. Au plan économique, Le diplomate français déplore que le climat des affaires est difficile et ne s’améliore pas ; l’investissement et la création d’emplois font défaut ».

Bajolet et le livre blanc des patrons français

L’ambassadeur confie à ses interlocuteurs américains « qu’une association d’hommes d’affaires français a préparé un livre blanc détaillant les problèmes auxquels les entreprises françaises font face en Algérie et la manière de les corriger ». L’ambassadeur informe ses interlocuteurs que « le ministre de l’intérieur Zerhouni et le gouvernement algérien étaient soucieux d’éviter qu’il ne soit pas diffusé publiquement ».

Sur le plan de la corruption, le diplomate est incisif, selon lui « elle remonte aux frères de Bouteflika, en atteignant un seuil inédit et affecte le développement économique ». Selon l’Ambassadeur Ford « Bajolet est d’avis que la pression extérieure sur le gouvernement pour l’amener à abandonner l’idée d’un troisième mandat pour Bouteflika » ne sera pas efficace. Précisant sa pensée le diplomate précise que « Cela ….ne ferait que rendre plus difficile le travail avec les Algériens et les Français ressentent que sur les deux questions sécuritaires et socio/économiques, ils doivent travailler avec Alger. Il a admis volontiers que les perspectives à moyen et à long terme ne sont pas bonnes sauf si le gouvernement commence vraiment à redresser l’économie et le système politique. Il n’est pas convaincu que cela puisse se produire, mais il n’a aucune idée précise de ce qu’il faudrait faire dans ce cas. » On peut être plus clair pour exprimer en termes choisis, un état d’esprit qui hésite entre scepticisme et fatalisme…

Une Algérie « fragile et malade… »

Le câble du 19 décembre 2007 est intitulé, de manière éloquente, « Une Algérie fragile et malade dévire vers 2008 » est une synthèse d’entretiens avec des personnalités algériennes d’horizons divers qui déplorent unaniment, sur divers registres, le délitement du pays selon eux et qui émaillent leurs appréciations très négatives d’anecdotes et de confidences diverses.

Bien que ces visiteurs du soir se recrutent dans le milieu de l’opposition tolérée (Said Sadi, Abdallah Djaballah), leurs descriptions et commentaires sont d’une rare virulence. Certains n’hésitant pas à mettre en cause le Chef de l’Etat ou le chef d’Etat-major de l’armée dans des affaires de corruption. Mais c’est bien sur le mémorandum sur l’arrestation des principaux dirigeants de Sonatrach, objet du télégramme du 8 février 2010 qui présente le plus d’intérêt.

L’ambassadeur Pearce et l’affaire Sonatrach

Pour l’Ambassadeur David Pearce, l’affaire Sonatrach est la plus récente et la plus « spectaculaire » d’une série d’enquêtes qui implique des membres du gouvernement et des dirigeants des entreprises publiques.

Le rapport diplomatique est une variante algéroise de la défunte kremlinologie. Pour l’ambassadeur il est « significatif » que les personnalités visées soient considérées comme « proches » du président Bouteflika, au premier chef le ministre Chakib Khelil. « Les spéculations vont bon train sur des conflits internes » pour une bataille de « leadership » entre civils et militaires mais l’ambassade avoue ne pas disposer « de preuves solides ».

Après des informations factuelles sur les arrestations des dirigeants de Sonatrach et des deux fils du PDG Mohamed Meziane, les accusations de malversations et d’irrégularités dans l’attribution de contrats, le rapport de l’ambassadeur souligne que Chakib Khelil semble avoir été pris au dépourvu par l’affaire. L’énumération des faits est conforme à ce qu’en a rapporté la presse algérienne. L’ambassadeur a pu néanmoins « enrichir » son rapport grâce à une source qui confirme que seul le PDG Meziane avait autorité pour autoriser les contrats frauduleux.

1600 contrats ont été visés par les enquêtes et certains de ces contrats concernent directement les enfants de l’ex-PDG de Sonatrach. Le câble évoque le contrat Sonatrach-Anadarko et la joint-venture BRC (Brown and Root Condor) pour le développement du champ d’El Merk. BRC a été liquidée en 2008 et le contrat n’a jamais été appliqué. La source anonyme précise que l’affaire BRC ne fait pas l’objet d’enquête. Dans son commentaire l’ambassadeur souligne néanmoins que BRC fait bien partie, selon la presse, de la liste des enquêtes en cours.

Le rôle « principal » du DRS

L’ambassadeur relève le rôle « principal » du DRS (Département du Renseignement et de la Sécurité) qui n’est plus dans « le cadre du ministère de la défense », dans ses missions d’enquêtes. Seule valeur ajoutée du télégramme, le diplomate précise qu’un analyste américain du risque – un officier de renseignement en d’autres termes – signale que « tout ses contacts croient que les enquêtes du DRS sont « un message à Bouteflika » afin que les familles des hauts gradés bénéficient d’une « plus grande part du gâteau économique » ou que le « clan de l’ouest » doit céder le pouvoir aux militaires « dominés par l’Est » ou encore, « plus simplement » que le pouvoir à prédominance civile devrait redonner une plus grande influence aux militaires en coulisses. L’ambassadeur est prudent face à « cette théorie et d’autres » l’ambassadeur ne voit pas de « preuves tangibles » susceptible de valider une quelconque analyse sérieuse. En revanche, David Pearce est certain que cette affaire de corruption n’est que la « partie immergée de l’iceberg ».

Sans le nommer, l’ambassadeur accorde une importance particulière à une lettre de Hocine Malti publiée dans la presse qui énumère une série d’affaires impliquant Sonatrach, susceptibles d’intéresser le DRS. Selon « l’analyste du risque », ses sources sont « certaines que des agents du DRS ont suggéré cet article comme un « avertissement à l’autorité civile ».

L’affirmation totalement incongrue, témoigne d’une méconnaissance réelle des acteurs, ce qui est plutôt surprenant de la part d’un membre distingué de la communauté américaine du renseignement à Alger. Le télégramme témoigne en tout état de cause de la perplexité de l’ambassadeur devant des jeux de pouvoirs à Alger.

Le commentaire final observe que l’enquête contre les dirigeants de l’entreprise qui finance la moitié du budget du pays et réalise 98% de ses recettes d’exportations « a choqué » et a donné lieu à d’intenses spéculations sur ses objectifs politiques. L’Ambassadeur a l’humilité de reconnaitre implicitement qu’il ne maitrise apparemment ni les tenants ni les aboutissants de manœuvres qui mettent directement en cause les sommets hiérarchiques de l’Etat.