La récente fièvre qui s’est emparée des marchés parallèles de la devise est à la fois intrigante et inquiétante, dans un contexte politico-financier des plus incertains, donnant lieu à moult interprétations. Quoi de mieux qu’une virée dans les principales places “boursières” de la devise, le triangle Sétif, El-Eulma et Tadjenanet. Reportage.
Sur place, les cambistes se sont donné le mot : “On ne sait rien, on ne comprend rien, ça ne dépend pas de nous.” Il fallait, donc, une sacrée dose de persévérance et de persuasion pour délier un tant soit peu les langues. Il est midi en ce mercredi gris où l’on annonce des pluies sur Sétif. Sous les arcades, les cambistes guettent les clients, non sans montrer de signes d’inquiétude. C’est que la flambée de l’euro est sur toutes les langues. Le premier cambiste abordé affiche une mine indifférente. “Je vous achète les euros à 16,50”, nous lui faisons remarquer que l’euro était proposé à la vente, sur la même place, à 17,80. “Je ne suis qu’un petit revendeur, et ma marge est infime. Moi, je travaille au téléphone, comme tout le monde. On nous dit d’acheter à un taux précis et de vendre à un taux précis, et on s’exécute, c’est comme ça que ça marche et tout le monde s’y conforme. Et ce n’est pas ici que vous allez rencontrer ceux qui décident des taux, ici ce sont des pauvres revendeurs qui prennent des marges infimes.”
Plus confiant, un autre cambiste de la place sétifienne explique cette flambée par la forte demande sur la devise. “Les gens sont en train de transférer leurs dinars, même les petits fonctionnaires préfèrent avoir leurs économies en euros qu’en dinars, vu les dévaluations successives de la monnaie nationale.”
La peur des lendemains incertains
“Mais c’est surtout le climat malsain qui règne dans le pays et la peur des lendemains incertains qui font que les gens se ruent sur les euros, au cas où…” La forte demande n’explique pas, à elle seule, cette flambée, d’autant plus que les citoyens appartenant à la classe moyenne ne peuvent influer sur les cours des devises. Notre cambiste est d’accord, mais constate que “la devise se fait de plus en plus rare et que ce sont les gros consommateurs de devises (importateurs, grossistes et hommes d’affaires) qui font pression sur le marché”.
Une analyse qui n’est pas partagée par les importateurs que nous avons rencontrés à El-Eulma. Pour eux, si l’euro flambe, “c’est à cause des nababs qui dirigent le pays. Ce sont eux qui achètent en masse les euros, pour les transférer à l’étranger ou pour s’acheter des biens immobiliers en Europe ou à Dubaï”. La ville d’El-Eulma, transformée, en quelques années, en un grand bazar à ciel ouvert, connaît une concentration d’importateurs et de grossistes invraisemblable. Sur place, nous demandons où se trouve le café “Plastic”, la bourse des devises de la ville. Le propriétaire du kiosque à tabacs nous demande : “Vous vendez ? Ou vous achetez ?”. Nous comprenons que tout le secteur, et pas seulement café “plastic”, fait dans le commerce de la devise. À peine assis au café, que nous sommes abordés par des revendeurs qui, reconnaissant vite notre accent, nous lancent : “C’est le même taux qu’au Square Port-Saïd.” Mais ici, l’inquiétude n’est pas de mise. “Vous allez voir, dans quelques jours l’euro va retomber.”
Les cambistes d’El-Eulma sont tellement sûrs d’eux qu’ils ne prêtent aucune attention aux accès de fièvre passagers de la monnaie européenne. C’est qu’ici leurs principaux clients, ceux qui comptent le plus, ce sont les importateurs et les grossistes, gros consommateurs de devises, à longueur d’année. Ceux-là sont connus, le volume de leurs transactions également.
Pour eux, les raisons de la flambée conjoncturelle sont à chercher au sommet de l’État. “Ce sont les hauts responsables qui achètent en masse les devises, qui affolent le marché”, avance l’un d’entre eux. Un autre va plus loin : “Vous vous souvenez de la fameuse descente des policiers au square Port-Saïd ? On avait dit que c’était la fin du marché parallèle de la devise. Tout compte fait, le marché est toujours là et d’après ce que l’on sait, toute la mise en scène faite autour de l’affaire du square Port-Saïd n’était qu’une vengeance d’un nabab qui avait acheté trois millions d’euros pour permettre à sa fille d’acquérir un appartement à Paris. Une fois sur place, les Français ont découvert deux cent mille euros en faux billets. Le nabab a piqué une colère noire et a décidé d’interroger tous les cambistes du square.” Notre cambiste est tellement sûr de lui qu’il nous lance : “Si je me mets à parler de ces gens-là, ce n’est pas un journal qu’il me faudrait, c’est un livre, voire des livres.” Mais lorsqu’on évoque la question de la rareté de la devise, et surtout sa provenance, le silence est de nouveau de mise. Pour les cambistes, il est faux de dire que c’est l’argent des pensions des retraités qui alimente le marché de la devise. “On nous colle cette étiquette depuis des années. Mais sincèrement, croyez-vous que les deux sous que reçoivent nos retraités peuvent suffire à la demande ? Croyez-vous que les deux sous que prennent les hadjis peuvent influer sur le marché ? Ou que les deux sous rapportés en été par les émigrés peuvent peser dans la balance ? Nous parlons de grosses et constantes demandes des grossistes, des importateurs, des trabendistes de cabas. Soyons sérieux !” Mais, alors, d’où vient la devise ?
Motus et bouche cousue. Certains grossistes nous ont donné leur explication : “Le marché de la devise était inondé par l’argent de la drogue, celle qui transitait par le territoire
algérien pour finir en Libye. Mais depuis l’éclatement du conflit armé et le déploiement de l’armée le long de la frontière, le trafic a sensiblement diminué, d’où la rareté de la devise.”
La loi de l’offre et de la demande
ÀTadjenanet, au café Cheikh-El-Eulmi, en face de la grande mosquée, l’effervescence est à son comble. Contrairement aux autres places “boursières”, ici ce sont les vieux et les cinquantenaires qui dirigent les opérations. Dès qu’un étranger entre, tous les regards se braquent sur lui, les téléphones n’arrêtent pas de sonner : on reçoit des offres, on donne des instructions, on négocie. C’est que la ville accueille trois marchés de gros hebdomadaires. Ici, c’est la plaque tournante de l’import-import et la “chkara” est la reine locale. Au comptoir du café, deux vieux palabrent quant à la rareté de l’euro et aux demandes sans cesse grandissantes. “Où vais-je lui trouver 30 000 euros aujourd’hui ?”, se demande l’un d’eux, avant que l’autre ne joigne un cambiste par téléphone : “Achète tout ce que tu trouves. À 16,70, tu prends tout, sans hésiter.” Il rassure son ami : “C’est bon, il va te ramener 10 000 euros, on va ramasser le reste ici.”
La demande dépasse l’offre à Tadjenanet et les cambistes ont du mal à honorer leurs engagements avec leurs clients habituels. “Ce ne sont pas les touristes, qui prennent entre 500 et 1 000 euros, ou les trabendistes de cabas qui prennent moins de 10 000 euros qui nous inquiètent, mais les grosses sommes demandées par les importateurs et les grossistes. À ceux-là sont venus s’ajouter les nouveaux riches qui achètent des appartements en Europe et les hauts responsables qui achètent en masse les devises. Vous savez, il y a une masse de devises qui circule, quand il y a une forte demande, c’est normal que les cours grimpent”, nous explique un cambiste qui assure que “le cours va retrouver son taux normal, qui est de 30% supérieur au taux officiel”. D’ailleurs, depuis vendredi, l’euro a entamé son redressement au niveau des marchés parallèles. Samedi, il est redescendu à 17,15, et il se pourrait qu’il continue à baisser pour se stabiliser autour de 16,80.
Quoi qu’il en soit, le taux de change sur le marché parallèle n’influera nullement sur les affaires de ceux qui en consomment à longueur d’année. L’exemple de ce commerçant de cabas d’El-Eulma qui vient juste de rentrer de Turquie. “La semaine dernière, j’ai acheté l’euro à 16,80. Là je l’ai trouvé à 17,80. Je suis obligé d’acheter pour honorer mes commandes. C’est comme ça, il faut faire avec le taux de change du moment.”
Chez les grossistes et les importateurs d’El-Eulma, la question ne se pose même pas. “Nous achetons des devises à longueur d’année. C’est la seule façon pour continuer d’exercer.” Mais les lettres de crédits ? Leur demandons-nous. Ils en rient. La plupart des importateurs recourent à la minoration de leurs déclarations. “Vous avez les gros importateurs qui majorent leurs lettres de crédits et font dans l’évasion des devises, et vous avez le reste, comme nous, qui minore leurs déclarations, histoire de payer moins de taxes.” Généralement, les petits importateurs ne déclarent que 20% de la valeur réelle de leur marchandise. Le reste de la somme, c’est le marché parallèle qui s’en chargera. Mais, contrairement à ce que l’on pense, ces importateurs recourent à un procédé bien particulier : les cambistes se chargent de les mettre en relation avec des bureaux de change dans les pays d’origine de leurs marchandises, généralement, en Chine, en Malaisie ou aux Émirats arabes unies. Une fois que le fournisseur confirme avoir reçu la somme de la transaction, l’importateur verse la “chkara” au cambiste du coin. Cette façon de faire “arrange tout le monde”, selon un importateur. “Je ne peux pas trimbaler plus de 7 600 euros avec moi et si je déclare la somme réelle de la transaction, je dois payer plus de taxes et cela se répercutera sur le prix de vente de mes produits.”
Pour bon nombre d’importateurs, les variations du taux de l’euro sont à chercher ailleurs, au sommet de l’État, précisément, où les responsables sont saisis d’une fièvre acheteuse de la monnaie européenne.
A. B.