En prenant les armes pour défendre l’Algérie, les gardes communaux n’avaient jamais imaginé être un jour sacrifiés sur l’autel d’une politique aux contours obscurs. Rencontre avec les hommes qui ont participé à sauver la République.
Onze heures. Allongés sous les orangers, les gardes communaux tentent de profiter des derniers instants de fraîcheur de la campagne de Boufarik. La presse du jour est analysée, décortiquée et largement commentée. On est à la recherche du moindre indice laissant paraître un fléchissement des pouvoirs publics. Rien, le ministère de l’Intérieur compte encore sur l’effet du «communiqué publicitaire» diffusé dans les médias. Ahmed, membre de la garde communale de Blida, se tient loin des «groupes de discussions». Assis sous une haie, il peste contre la batterie de son téléphone mobile. Ahmed accepte de discuter. Ses réponses sont brèves, sèches.
«Je me suis engagé en 1996, j’avais tout juste 19 ans. J’ai pris les armes pour lutter contre la hogra des terroristes. » Qu’est-ce qui peut inciter un jeune homme, à peine sorti de l’adolescence, à lutter contre les terroristes ? Ahmed prend le temps de réfléchir. Il donne comme l’impression de ne s’être jamais posé cette question. «Une nuit, un groupe de terroristes a attaqué la maison de notre voisin. Il était 4 heures du matin. Ils ont massacré tous les membres de cette famille. Je ne voulais pas que les miens subissent le même sort.» Ahmed participe à toutes sortes d’opérations. Sa zone d’action va de Boumedfâa dans la wilaya de Aïn- Defla jusqu’au fin fond des maquis de Boumerdès.
«J’ai fait des dizaines de ratissages et d’embuscades avec les militaires. Nous luttons ensemble mais pourtant nous ne sommes pas pareils. Eux ont droit à des équipements de qualité, à un gilet pare-balle. Nous autres gardes communaux, nos équipements sont rudimentaires. Même dans le combat, la différence est flagrante.» Père de 3 enfants, Ahmed touche aujourd’hui une solde de 28 000 DA par mois.
«C’est le prix de notre engagement pour l’Algérie. Et regarde aujourd’hui comment l’Etat nous le rend, on nous oblige à camper dans des cabanes pour exiger nos droits», dit-il en montrant les «tepees» de roseaux qui forment le camp de fortune des gardes communaux. Après s’être emporté, Ahmed retrouve son calme. C’est le moment de le laisser à ses réflexions. Les histoires des gardes communaux semblent différentes mais, à bien y voir, elles ont un début et une fin identiques. Elles commencent dans la terreur de la folie terroriste et l’engagement pour une cause juste. Pour les plus chanceux — ceux qui auront survécu — elles s’achèvent dans l’incompréhension, l’amertume et la maladie. Salim, garde communal dans la wilaya de Aïn-Defla, s’est, lui aussi, engagé très jeune. «J’avais tout juste 16 ans lorsque j’ai introduit mon premier dossier. Mais il a été rejeté car je n’avais pas atteint l’âge requis. J’ai dû attendre encore une année pour intégrer le corps de la garde communale», explique-t-il. Pourquoi ce choix ? «Je vais dire la vérité, mais il ne faut pas rigoler ! C’est la tenue qui m’a attiré. Je ne sais toujours pas pourquoi, mais c’est l’effet de la tenue», lâche-t-il avec un large sourire. Mais le jeune homme déchantera très vite. Une balle lui traverse le pied gauche à peine 20 jours après sa prise de fonction. «On m’a annoncé que je n’aurais droit à aucune prise en charge car ma couverture sociale se limitait à 8 heures par jour. Par malchance, cette balle est entrée dans mon pied au-delà de l’heure administrative. Aujourd’hui, je suis tenu de me soigner à mes frais.» Salim ne cache pas avoir vu les pires horreurs. «Certains de mes amis sont morts devant moi, d’autres ont subi les pires mutilations. Pour ma part, j’ai l’impression d’être pris en étau sous une pression insurmontable à chaque opération sur le terrain. Le pire est que cette pression je la garde en moi des jours durant et je finis par la déverser sur mon épouse et mes enfants. Vous voulez savoir la vérité, aucun de nous n’a de vie de famille. Ils nous ont rendus malades et nos proches aussi.» Salim cache mal sa colère. Un de ses compagnons revient à la charge. «Daho Ould Kablia nous a traités comme des moins que rien. Où était-il lorsque l’Algérie avait besoin de ses hommes ? Mais qu’il sache que nous entrerons dans Alger pour qu’il nous reçoive lui et son président. Nous défilerons pacifiquement pour exiger nos droits et notre dignité, quitte à mourir sous les balles.»
T. H.