Les gérants de bureau de tabac de certains quartiers de la capitale sont de plus en plus nombreux à évoquer l’éventualité de fermer boutique. Ce n’est ni la crise mondiale ni encore une éventuelle prolifération des grandes surfaces qui en sont responsables.
Alger sans buraliste ! Cela peut paraître une blague pour certains mais le risque de devenir du concret est plus que réel. C’est surtout dans les quartiers populaires de Kouba et d’Hussein Dey que le nouveau phénomène est en train de prendre de l’ampleur. Sur place, des buralistes pensent de plus en plus à fermer boutique.
Pourtant ce n’est ni la crise mondiale ni encore une éventuelle prolifération des grandes surfaces qui en sont responsables. Nous avons pris attache avec l’un des buralistes, un certain M. H. dont le local se trouve à Hussein Dey.
« Depuis un certain temps, j’y pense et ma décision est prise, je vais changer d’activité. Dès le début du mois de juin, je vais fermer », nous dira-t-il d’emblée avec un dépit mal caché.
L’explication qu’il nous donna est plus que révélatrice de l’impact qu’est en train de prendre le mouvement salafiste dans notre société : « Écoutez, je n’ai aucune envie de transgresser les préceptes de l’Islam. L’imam est venu à plusieurs reprises me dire que la vente de tabac est haram et il a réussi à me convaincre. »
A-t-il reçu des menaces ? Sa réponse était sans ambages : « Pas du tout. Personne ne m’obligera à fermer boutique ou à faire quoi que ce soit.
C’est vraiment par conviction que je vais le faire. » Il nous dira également qu’il n’est pas le seul dans son cas. « Beaucoup d’autres buralistes, et pas seulement dans la capitale, ne cherchent que la moindre occasion pour arrêter », affirma-t-il en précisant que « pour eux, et je suis d’accord avec eux, l’argent qu’ils sont en train de récolter est du même genre que celui du riba (l’usure : ndlr).
Ils ne cherchent que la moindre occasion pour changer de commerce ». Toutefois, en s’attardant avec lui nous avons pu voir plus clair dans sa démarche. Même si l’effet de l’imam paraît plausible, c’est aussi, et surtout, une décision économique. Il s’avère que notre buraliste, dont le local se trouve à côté d’une mosquée, a de moins en moins de clients depuis quelques mois déjà.
Qui dit clients dit essentiellement fumeurs puisque la vente de tabac représente l’essentiel de son chiffre d’affaires. Un manque à gagner qu’on ne peut expliquer par une soudaine tendance à la diminution du nombre de fumeurs et surtout pas dans les quartiers populaires. Tout compte fait, pour s’approvisionner les adeptes des blondes et des brunes ne s’aventurent plus au niveau des buralistes.
Même atwabale (vendeurs de tabac sur les étals de fortune) ne sont qu’à des centaines de mètres des mosquées. M. H., devenu au fil des minutes plus coopératif, nous développa sa version : « Personne ne veut être vu en train d’acheter des cigarettes encore moins fumer dans les alentours du quartier.
Les fumeurs se débrouillent à chaque fois pour s’alimenter chez d’autres buralistes et pendant la journée, ils évitent les alentours de la mosquée. Fumer, c’est haram et pour eux, c’est comme boire de l’alcool. » Cette facette de la propagande salafiste vient encore une fois confirmer l’influence grandissante qu’ont les islamistes sur la rue.
Un retour en force qui en dit long sur l’état actuel de la société algérienne. Certains verront sans aucun doute le côté positif dans la lutte antitabac (selon certaines études, chaque année l’Algérie enregistre 3 500 nouveaux cas de cancer du poumon et 90% de ces nouveaux cas concernent des fumeurs), mais c’est aussi un signe que le terrain est totalement laissé aux barbus et assimilés.
Ceux qui ont vécu la naissance de la nébuleuse islamiste vers la fin des années 1980 entonnent déjà (ce qui est un véritable signe d’impuissance) : « L’histoire est un éternel recommencement. » Personne ne peut oublier que c’est devant l’absence de l’État que le pays a subi les affres des années 1990 qu’on est toujours en train de payer.
L’aspect religieux ne peut d’ailleurs être mis à l’écart. En allant sur ce terrain, l’unanimité n’est que de façade. Dire que fumer est haram est loin d’être une vérité absolue.
Les fetwas des chouyoukhs salafistes sur le côté illicite du tabac pullulent, certes, et datent déjà de plusieurs années. D’un autre côté, de nombreux éminents ulémas, que même les intégristes les plus acharnés écoutent, se contentent d’affirmer que le tabac est makrouh (déconseillé) ; mais ceci est une autre histoire.