L’un est le héros de la Révolution de Velours, l’icône de la dissidence communiste, un maniaque de l’esthétique, l’autre appartient à l’unique dynastie communiste dans le monde. Deux hommes réunis par un même destin, celui de président, mais dont l’idéologie est aux antipodes. Vaclav Havel est l’artisan de la Révolution de Velours, Kim Jong, le gardien du temple sacré du communisme pur et dur.
Trois vies, un parcours
La « conscience éclairée » de la République tchèque, usée par ses problèmes de santé, s’est éteint dimanche 18 décembre après avoir passé une douzaine d’années à la tête de la présidence tchèque dont l’une à la magistrature de la Tchécoslovaquie. Il fut l’artisan de la « Révolution de Velours » qui mit fin, en novembre 1989, à quatre décennies de régime communiste.
Avant d’en arriver là, Vaclav Havel, issu d’un milieu bourgeois, dont la famille est très impliquée dans la vie politique et culturelle de la Tchécoslovaquie de l’entre-deux guerres, termine sa scolarité obligatoire mais n’est pas autorisé à poursuivre ses études. Entre temps, l’arrivée du communisme prive sa famille de ses biens. Le jeune Vaclav travaille dans un laboratoire de chimie tout en prenant des cours du soir pour élever son niveau secondaire. Encore pour des raisons politiques, l’accès à l’étude des sciences humaines dans un établissement d’enseignement supérieur lui est interdit. Il sera enrôlé dans l’armée durant deux ans pour faire son service militaire. Démobilisé, il travaille comme technicien dans des théâtres, ce qui lui donne l’idée de suivre des cours par correspondance à la Faculté de Théâtre de l’Académie des Arts musicaux
Une figure de proue
C’est en qualité de dramaturge qu’il se fait d’abord connaître. Dans la Tchécoslovaquie communiste des années 50, il publiera, entre autres, divers articles et critiques littéraires. 1968, pour le printemps de Prague, il est l’une des figures de la prise de conscience civique. Après l’écrasement de Prague, ses œuvres sont interdites de publication dans le pays. Il aura par la suite beaucoup d’ennnuis. Cofondateur de la Charte 77, il passera cinq années en prison qui auront eu raison de sa santé. Mais les dirigeants du Parti communiste tchécoslovaque, installés par les Soviétiques après la répression d’août 1968, restent traumatisés. Ils ont appris la leçon : toute tentative de desserrer les contraintes policières risque de terminer par leur élimination. Dès le début de la Révolution de Velours, en novembre 1989, il devient la figure de proue du Forum civique, qui regroupe des organisations et des personnalités réclamant des changements fondamentaux du système politique tchécoslovaque. Il négocie la fin du régime communiste et sept semaines plus tard, après avoir été élu président de l’Assemblée fédérale de Tchécoslovaquie, la partition du pays est consommée, Havel démissionne alors de la présidence tchécoslovaque pour devenir président de la nouvelle République tchèque un an plus tard
Vaclav Havel a mené trois existences distinctes et a présidé deux Etats, sans jamais se départir de ce mélange d’humanisme forcené et d’élégance désinvolte qui lui a valu, dans ses pays successifs, une popularité proche de l’adulation.Chassé du théâtre, ses œuvres interdites, il enchaîne les boulots alimentaires et entame, parallèlement, sa deuxième vie, celle de dissident, qui lui vaudra, vingt ans durant, d’alterner séjours en prison et liberté très surveillée. Editeur de samizdats, ces œuvres imprimées clandestinement et diffusées sous le manteau, il fonde avec le philosophe Jan Patocka la Charte 77, manifeste en faveur des droits de l’Homme et de la démocratie. Quelques semaines plus tard, Patocka meurt des suites d’un interrogatoire particulièrement musclé. Havel ne doit sans doute qu’à la célébrité dont il jouit déjà à l’étranger de ne pas subir le même sort. Son harcèlement sous le régime de Gustav Husak lui vaut un total de cinq années de prison jusqu’à cette « Révolution de Velours », qui, en novembre 1989, vient à bout d’un système à bout de souffle. Comme toujours, Havel est aux avant-postes et, fidèle à lui-même, parvient par son seul prestige à éviter tout débordement violent. Tout comme, devenu président, il s’opposera à une chasse aux sorcières contre les sbires de l’ancienne nomenklatura
Sa troisième vie il la mènera sans rien changer à ses habitudes ; souriant, bohème et primesautier. On le voit parcourir les couloirs du très solennel château de Prague sur la trottinette offerte par Martina Navratilova, prendre le rocker Frank Zappa pour conseiller ou continuer à fréquenter assidûment les brasseries de la capitale sans la moindre protection rapprochée. Et, quand il doit nommer un ambassadeur en Russie, il jette son dévolu sur le fils de Rudolf Slansky, un ancien secrétaire général du PC tchécoslovaque exécuté sur ordre de Moscou…
Les souvenirs de velours
De simples «promeneurs» qui, à l’heure dite, se retrouvent au pied de la statue qui domine cette large avenue. Puis des slogans apparaissent : «Jakes dehors !», «Vive Havel», «Svoboda». C’était en 1989 la Tchécoslovaquie faisait sa révolution.
La Tchécoslovaquie —à l’époque le pays est uni, la séparation entre les Tchèques et les Slovaques n’interviendra que quelques années plus tard— a été prise dans la grande vague qui a submergé l’Europe sous domination soviétique à la fin des années 1980. La Pologne et la Hongrie ont monté la voie dès le début de 1989, suivies par les Allemands de l’Est. Quant aux Tchèques et Slovaques à qui on colle l’étiquette de passifs lents avec une pointe d’humour, peuvent se targuer d’avoir été des précurseurs. Après l’écrasement des révoltes polonaises et hongroises de 1956, ce sont eux qui ont repris le flambeau de la réforme en 1968, en essayant avec Alexandre Dubcek de libéraliser le Parti communiste et le système socialiste. Les chars du Pacte de Varsovie, sous la direction de l’Union soviétique, ont mis fin à cette tentative. Les intellectuels tchèques ne se sont pas découragés. En 1977, trois ans avant l’apparition du syndicat Solidarnosc en Pologne, ils ont revendiqué le respect des droits de l’Homme en signant la Charte 77. A leurs risques et périls. La plupart, dont Vaclav Havel, passeront par la case prison avant d’être privés de leurs moyens de subsistance.
La secrétaire général du PCT est un dur, Milos Jacek, qui a joué un rôle dans la restauration post-68, il se méfie de la perestroïka lancée en URSS par Mikhaïl Gorbatchev. La presse officielle tchécoslovaque de l’époque se déchaîne contre le «révisionnisme soviétique» et accuse les «camarades» polonais de brader le «socialisme». Mais la déferlante est trop forte. Elle prend la forme de ces Allemands de l’Est qui par dizaines de milliers se rendent à Prague avec l’espoir de pouvoir passer en Allemagne de l’Ouest. Rien ne peut l’arrêter. Aussi, dans un premier temps, les dirigeants communistes de Prague et de Berlin-Est, unis dans leur refus de toute ouverture, bouclent les frontières. Mais la pression est trop forte. Le gouvernement tchécoslovaque autorise les Allemands de l’Est réfugiés à l’ambassade de RFA à Prague à partir pour la Bavière. Après la Hongrie, le deuxième trou dans le rideau de fer est ouvert.
La révolution en marche
En octobre, à l’occasion de la foire du Livre de Francfort, Vaclav Havel est couronné par le prix des libraires de la paix. Les autorités tchèques lui refusent le droit d’aller recevoir son prix. Le dramaturge est arrêté quelques jours plus tard. Les Tchèques ne restent pas inactifs. Des anniversaires comme la fondation de la République en 1919, la répression de 1968 ou le soulèvement des étudiants contre les nazis en 1944 sont l’occasion de manifestations place Venceslas, dans le centre de Prague. Ce sont d’abord de simples «promeneurs» qui, à l’heure dite, se retrouvent au pied de la statue qui domine cette large avenue. Puis des slogans apparaissent : «Jakes dehors!», «Vive Havel», «Svoboda» (liberté, qui est aussi le patronyme du président de la Tchécoslovaquie au temps du printemps de 1968). Malgré la répression policière, les manifestations restent pacifiques. Les opposants ont trouvé un nouveau moyen de clamer leur mépris des dirigeants. Ils agitent des clés pour leur signifier qu’ils n’ont plus qu’à prendre la porte. Sous la pression de la rue et de la direction soviétique, le gouvernement accepte l’ouverture d’un dialogue. Le 24 novembre, tout le bureau politique du PC démissionne. C’est la fin des dirigeants mis en place par l’occupant soviétique en 1968 mais c’est insuffisant pour satisfaire les manifestants qui ne quittent pas la place Venceslas
Ils veulent la fin du régime communiste, la reconnaissance des «erreurs» commises en 1968 avec l’invasion des chars du Pacte de Varsovie.
Ils obtiennent finalement l’une et l’autre, sans qu’un coup de feu ait été tiré. La «Révolution de Velours» l’a emporté. Le 29 décembre 1989, Vaclav Havel est élu président de la République tchécoslovaque. Il restera treize ans au Château, dont dix comme chef du seul l’Etat tchèque, après le «divorce de velours» entre les Tchèques et les Slovaques. Cependant, les Tchèques peuvent aussi être fiers de s’être débarrassés par eux-mêmes et sans violence d’un régime qu’ils n’avaient pas choisi et d’être retournés dans cette Europe qu’ils n’avaient jamais voulu quitter.
Après s’être retiré de la vie politique alors que le tabac et la prison ont altéré sa santé, Vaclav Havel, malgré son cancer du poumon et ses pneumonies à répétition, a continué de loin son activité de dramaturge et à savourer les hommages internationaux qui lui ont été rendus. Il y a quelques années, il avait publié un recueil de discours avec pour titre «l’amour et la vérité doivent triompher du mensonge et de la haine».
Le nom de Vaclav Havel restera lié indéniablement à la «Révolution de Velours» qui a renversé le régime communiste en Tchécoslovaquie à la fin de 1989.
Par : Soraya Hakim