Usage de la force contre la Libye,«Responsabilité de protéger» ou «droit d’ingérence?»

Usage de la force contre la Libye,«Responsabilité de protéger» ou «droit d’ingérence?»

Le cas libyen démontre comment une idée noble, défendue par la communauté internationale, peut être dévoyée

La multiplication des conflits entraîna celle des implications de l’ONU qui fut sollicitée au-delà de ses possibilités et enregistra de graves défaillances.

Lorsque le Sommet mondial de 2005 a finalement entériné le principe de la «responsabilité de protéger», après plusieurs années de discussions mettant aux prises les pays du Nord et du Sud, certains ont nourri l’espoir de voir la communauté internationale redresser une situation mondiale devenue chaotique après la Guerre froide qui a libéré des forces contenues durant de longues décennies. C’était ignorer la volonté de domination de certains pays du Nord qui s’estiment investis du «droit d’ingérence», -peu importe le qualificatif dont on l’affuble-, qui a toujours été l’apanage du fort pour soumettre et dominer le faible à des fins d’intérêts propres. Le colonialisme en fut la forme la plus brutale. La question de l’ingérence, telle que le monde la connaît depuis quelques décennies, a commencé à se poser à la fin de cette période historique. L’émergence des pays du Sud à la vie internationale a contraint les pays du Nord à chercher des justifications à la poursuite de leurs immixtions dans les affaires intérieures de leurs anciennes colonies.

Le monde bipolaire dont a accouché la Seconde Guerre mondiale, connut des conflits régionaux et fut marqué par la Guerre froide. Ce fut aussi la période de reflux généralisé du colonialisme. Devenu unipolaire dans les années 90, avec à sa tête les Etats-Unis qualifiés d’hyperpuissance, suggérant l’idée d’Etat impérial, il fut secoué par des conflits internes (guerres civiles, génocides, épurations ethniques…), y compris en Europe. Ils firent plus de cinq millions de morts et mirent en péril la paix et la sécurité internationales. Le «droit d’ingérence humanitaire», une question controversée défendue par les pays du Nord, connut une nouvelle vigueur.

Le rapport Brahimi

La multiplication des conflits entraîna celle des implications de l’ONU qui fut sollicitée au-delà de ses possibilités et enregistra de graves défaillances. Les actions étaient chaotiques comme en Somalie (1993), au Rwanda (1994) ou lors du massacre de Srebrenica (1995) ou illégales car non autorisées par l’ONU comme au Kosovo (1999). Un «Groupe d’étude sur les opérations de maintien de la paix» fut créé en mars 2000 par le Secrétaire général, Kofi Annan, et sa direction confiée au diplomate algérien Lakhdar Brahimi. Il lui fut assigné pour mission de faire des recommandations afin d’améliorer la pratique de l’ONU dans ce domaine. Le Rapport Brahimi, remis en août 2000, met l’accent sur les limites politiques, financières et administratives de l’ONU pour gérer les crises de plus en plus nombreuses et complexes et fait un certain nombre de recommandations pour redresser la situation en appelant, notamment les Etats à prendre leurs responsabilités dans l’intérêt de tous.

La défense collective de la dignité humaine

Toujours en 2000, mettant à profit cette date symbole, l’Assemblée générale de l’ONU se réunit en Sommet du Millénaire, du 6 au 8 septembre, et adopta la «Déclaration du Millénaire». Les Etats membres se déclarèrent «collectivement tenus de défendre, au niveau mondial, les principes de la dignité humaine» et décidèrent «d’élargir et de renforcer la protection des civils dans les situations d’urgence complexes, conformément au droit international» tout en réitérant les «principes d’égalité souveraine de tous les Etats, de respect de leur intégrité territoriale, de règlement des différends par des voies pacifiques et de non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats». Le texte est un compromis fragile entre les pays du Nord partisans de l’interventionnisme et ceux du Sud attachés au respect des principes onusiens.

Dans le rapport présenté à cette occasion par le Secrétaire général de l’ONU, intitulé: «Nous, les peuples; le rôle des Nations unies au XXIe siècle», M Kofi Annan exhortait la communauté internationale à «dégager un consensus sur les modalités d’intervention pour protéger les populations victimes de violations massives et répétées des droits humanitaires».

Le Canada comme facilitateur

Pour aider le Secrétaire général de l’ONU à forger le consensus recherché, le Canada annonça devant le Sommet du Millénaire la mise en place de la «Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté» des Etats (CIIS). Coprésidée par Gareth Evans, ancien ministre des Affaires étrangères de l’Australie et président de l’International Crisis Group, et Mohamed Sahnoun, ancien ambassadeur algérien, elle reçut pour mandat de promouvoir un débat exhaustif sur «le rapport entre intervention et souveraineté des États». Il s’agissait d’essayer de concilier deux questions qui paraissaient inconciliables ou au moins contradictoires afin de rendre impossible la répétition de massacres de populations. En décembre 2001, la CIIS remit un rapport au Secrétaire général de l’ONU intitulé

«La responsabilité de protéger». L’idée de base était que les Etats, ont la responsabilité de protéger leurs propres citoyens, mais lorsqu’ils ne sont pas en mesure de le faire, cette responsabilité doit être assumée par la communauté internationale.

Les pays du Sud contre le «droit d’ingérence»

Le débat qui s’ensuivit donna lieu au traditionnel clivage entre le Nord et le Sud. Le concept proposé rappelait trop le «droit d’ingérence humanitaire». Il avait été rejeté à l’avance par le Sommet du Sud du Groupe des 77 (G.77), réuni à La Havane, du 10 au 14 avril 2000, qui l’estima incompatible avec les principes de la Charte des Nations unies, soulignant que la vraie menace venait de la situation socioéconomique déplorable de milliards d’êtres humains et que les principes du respect de la souveraineté nationale et de l’intégrité territoriale des Etats constituaient le fondement des relations internationales. La même position fut reconduite par le Sommet des pays non-alignés qui eut lieu à Kuala Lumpur, du 20 au 25 février 2003, quelques jours avant l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis. Il réaffirma en outre l’importance du multilatéralisme avec pour centre les Nations unies et rejeta les actions unilatérales(1).

L’ONU adopte une nouvelle notion juridique

Quelques semaines après le Sommet des pays non-alignés, M. Kofi Annan désigna un «Groupe de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement» pour «recommander des mesures propres à donner à l’ONU les moyens de pourvoir à la sécurité collective au XXIe siècle». Dans un rapport intitulé «Un monde plus sûr, notre affaire à tous», remis en décembre 2004, le Groupe estima que la sécurité collective était «au premier chef l’affaire d’Etats compétents et responsables», s’entendit sur une «nouvelle norme prescrivant une obligation collective internationale de protection» et recommanda des «critères servant à déterminer quand l’emploi de la force se justifie».

En mars 2005, le Secrétaire général présenta devant l’Assemblée générale un rapport sur la mise en oeuvre des Objectifs du Millénaire intitulé «Dans une liberté plus grande: vers le développement, la sécurité et le respect des droits de l’homme pour tous» dans lequel il proposait des «priorités absolues» à l’adoption par le Sommet mondial de 2005 qui eut lieu du 14 au 16 septembre. Suivant les recommandations faites par le CIIS, le Groupe de personnalités et le Secrétaire général, ledit Sommet adopta un «Document final» avalisant une nouvelle notion, la «Responsabilité de protéger les populations contre le génocide, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l’humanité». Cette stratégie repose sur trois piliers: les responsabilités de l’État; l’assistance internationale et le renforcement des capacités de prévention des Etats et de l’ONU; et une réaction résolue en temps voulu. Ce système accorde la priorité aux moyens préventifs, mais prévoit le recours aux moyens coercitifs, ordonnés par le Conseil de sécurité, y compris l’utilisation de la force armée. Le «droit d’intervention humanitaire» devint par la magie de la rhétorique la «responsabilité de protéger»(2).

Les chefs d’Etat et de gouvernement ont pris plusieurs précautions pour tempérer l’ardeur des interventionnistes tous azimuts: assistance à apporter aux Etats pour les aider à faire face à leurs obligations, mise en place d’un dispositif d’alerte rapide par l’ONU, priorité donnée aux moyens pacifiques pour résoudre les différends, gradation dans les actions coercitives et recours à l’usage de la force en phase ultime uniquement avec l’autorisation du Conseil de sécurité et lorsqu’il est justifié par l’intérêt collectif (chapitres VI, VII et VIII de la Charte). Enfin, comme pour souligner que le débat restait ouvert, l’Assemblée générale fut chargée de «poursuivre l’examen de la responsabilité de protéger». La nouvelle notion juridique devait être précisée dans plusieurs de ses aspects, principalement le plus délicat d’entre eux: les modalités de recours à l’utilisation de la force armée.

Face à l’unilatéralisme américain, la «vieille Europe» se rebiffe

Les attentats du 11/09/2001 contre les tours du World Trade Center, à New York, et le Pentagone, à Washington, furent considérés comme un «acte de guerre» par le président Bush et bouleversèrent les politiques américaines de sécurité intérieure et internationale. En septembre 2002, ce dernier publia sa première Stratégie de sécurité nationale (SSN) qui se distingue des précédentes par le droit d’attaque préventive contre les groupes terroristes et les Etats «voyous», surtout ceux cherchant à se doter d’armes de destruction massive. L’invasion illégale de l’Irak le 20 mars 2003 fut la première mise en oeuvre de cette doctrine. La seconde version de la SSN, publiée en mars 2006, reconduisit la doctrine d’attaque préventive et proclama l’ambition des Etats-Unis de faire de la lutte contre le terrorisme et de la diffusion de la démocratie dans le monde l’axe principal de la politique étrangère et de sécurité américaine.

La SSN est l’aboutissement d’une réflexion initiée par les néoconservateurs (3) au lendemain de la fin de la Guerre froide en vue d’assurer la suprématie militaire des Etats-Unis et rendre incontestable leur leadership mondial en recourant à l’usage massif de la force, -qui fait le droit-, pour susciter la crainte et la soumission des autres nations. C’était un document d’orientation politique qui affichait une volonté interventionniste claire et ouvrait une nouvelle page dans les relations internationales.

La politique unilatérale des Etats-Unis, concrétisée par l’invasion illégale de l’Irak le 20 mars 2003, sonna le glas de la sympathie que suscita ce pays dans le monde après les attentats du 11septembre. Elle divisa gravement la communauté internationale sur l’opportunité de faire usage de la force pour contrer les menaces. Même les principaux alliés de Washington dans la «vieille Europe», comme l’Allemagne et la France, se déclarèrent attachés au respect du droit international et à une vision multipolaire du monde. Ils contestèrent publiquement l’unilatéralisme guerrier américain en Irak, y compris devant le Conseil de sécurité dont ils empêchèrent l’instrumentalisation par Washington.

L’OTAN, bras armé de l’Occident

Les frictions entre l’Europe et les Etats-Unis se traduisirent au niveau de l’Otan qui avait perdu sa raison fondamentale d’exister après la Guerre froide et se cherchait une nouvelle mission. Certaines voix s’étaient même élevées pour demander sa dissolution, mais elle survécut aux bouleversements géopolitiques induits par la disparition du bloc soviétique sur fond d’opposition entre les Etats-Unis, où les néoconservateurs voulaient en faire le «gendarme du monde», et l’Europe qui restait attachée à la centralité de l’ONU dans les relations internationales. La «Guerre de l’ex-Yougoslavie» (4), entre 1991 et 2001, mit en lumière l’impuissance de l’Europe à stabiliser seule sa région et démontra la nécessité de recourir aux services de l’Otan. En outre, cette dernière entreprit de prendre sous son aile les anciens alliés de l’Urss en s’élargissant à l’Est. Elle profita aussi des faiblesses de l’ONU. Son intervention en Afghanistan marqua de façon décisive l’élargissement de ses missions et de ses champs d’intervention dans un environnement sécuritaire bouleversé et changeant.

Au sommet de Prague, le 21 novembre 2002, le premier à se tenir derrière l’ancien rideau de fer, l’Alliance prit acte des nouvelles menaces et des nouveaux défis du XXIe siècle, en particulier le terrorisme, et décida de se doter de nouvelles capacités pour y répondre collectivement. Cependant, de grands pays européens rejetaient toujours l’unilatéralisme américain ainsi que l’extension du champ de compétence de l’Otan à des domaines civils qu’induit la lutte contre le terrorisme. L’invasion de l’Irak en mars 2003 fut l’apogée de la crise entre les deux rives de l’Atlantique. Le Sommet de l’Alliance, qui s’est tenu à Lisbonne les 19 et 20 novembre 2010, adopta finalement un nouveau Concept de l’Otan, définissant ainsi sa nouvelle mission pour la première fois depuis 1999. La centralité de la défense collective à l’origine de la création de l’Alliance, fut réaffirmée et le rôle de l’Otan actualisé à la lumière des nouvelles menaces, notamment celles asymétriques provenant d’acteurs non étatiques, la prolifération nucléaire et balistique, les attaques cybernétiques, la piraterie, la sécurité énergétique. Le nouveau Concept conforta l’Otan dans un rôle planétaire (5) pour en faire la seule puissance globale dans le monde au service des seuls intérêts occidentaux. A cette fin, il a été décidé de la doter de capacités expéditionnaires ayant pour vocation d’intervenir dans n’importe quel point du globe. Elle est progressivement introduite comme un bras universel armé au service du Conseil de Sécurité. D’instrument de défense collective, elle tente de devenir un instrument de sécurité collective, avec le risque de supplanter l’ONU.

France-Otan et France-Grande-Bretagne

Le général de Gaulle a décidé de retirer la France de l’Otan en 1966 pour mettre fin à l’influence de Washington sur le commandement militaire français. Il a aussi doté la France d’une force nucléaire de dissuasion qui est la seule dont dispose le «Vieux continent» si on exclut celle de la Grande-Bretagne étroitement liée aux Etats-Unis. Paris a aussi essayé de mettre en place des structures européennes de sécurité et de défense susceptibles d’être activées de façon autonome. Mais l’Europe n’a pas pu émerger comme réalité militaire.

La France commença à se rapprocher de l’Otan dès la fin de la Guerre froide en soutenant l’élargissement de ses compétences aux missions de gestion des crises (Balkans dès 1992) et en participant activement aux opérations militaires (Kosovo, Afghanistan), devenant le quatrième contributeur en hommes et au budget (6). Elle réintégra le Conseil des ministres de la Défense et le Comité militaire le 5 décembre 1995. En mars 2009, Sarkozy franchit le dernier pas: 43 ans après la décision du général de Gaulle, il annonça le retour de la France dans les structures militaires intégrées (comité des plans de défense, comité militaire et état-major international), à l’exception du groupe de planification nucléaire pour garder l’indépendance de la force de dissuasion française.

L’étape suivante fut le lancement d’une coopération militaire de grande ampleur avec la Grande-Bretagne (7). Le Sommet franco-britannique de Londres, le 2 novembre 2010, à la veille de celui de l’Alliance atlantique à Lisbonne, accoucha de deux accords et d’une déclaration commune. On peut y voir un grand pas dans la construction de la politique européenne de défense et de sécurité, -comme décidé lors du Sommet franco-britannique de Saint-Malo en 1998-, ou la volonté de deux pays contraints financièrement de mutualiser leurs moyens militaires pour se donner des possibilités d’intervenir sur la scène internationale. La seconde hypothèse n’est pas à écarter lorsqu’on sait que Londres et Paris ont décidé de créer une «force expéditionnaire conjointe», combattante de plusieurs milliers d’hommes devant être opérationnelle dès 2011 et de développer leurs capacités de projection, se situant ainsi dans une logique interventionniste. Le rôle de pointe que ces deux capitales jouent dans la crise qui secoue la Libye depuis le début 2011, est la concrétisation de cette coopération militaire franco-britannique. Paris et Londres ne semblent pas avoir les moyens de leurs ambitions puisque les opérations en cours depuis cinq mois sont menées par l’Otan.

Sarkozy a tourné le dos à l’héritage gaulliste concernant les rapports entre la France et les Etats-Unis et l’Otan. Après le retour dans les structures intégrées de l’Organisation atlantique, la signature des accords de coopération militaire avec la Grande-Bretagne, qui incluent un volet nucléaire, mettent la touche finale au réalignement de la France sur la politique atlantiste.

La «responsabilité de protéger» appliquée à la Libye

Depuis la fin de la Guerre froide, l’Occident s’est patiemment doté des moyens d’intervention nécessaires pour perpétuer sa domination. La «responsabilité de protéger» était sensée lui fournir une couverture juridique. Ce principe, au demeurant généreux, s’est voulu un mariage entre deux conceptions du système international. -La première, ancienne, considère que l’Etat en est l’unité de base et la seconde, prenant prétexte des crises humanitaires, insiste sur le rôle que doivent jouer les institutions internationales et le droit international public pour peser sur le comportement des entités étatiques-. Il a été foulé aux pieds par les pays du Nord à la première occasion.

Les résolutions 1970 et 1973 du Conseil de sécurité sur la Libye, les premières à être prises en vertu de la «responsabilité de protéger» (8), sont interprétées de façon fantaisiste, notamment par la France qui essaye de justifier l’injustifiable. Comme l’a déclaré le ministre russe des Affaires étrangères, ces résolutions ne permettent pas «à n’importe qui de faire n’importe quoi, n’importe quand». Certes, chaque pays a «l’obligation morale» de s’opposer aux crimes contre l’humanité, mais tout recours à la force doit être autorisé par le Conseil de sécurité qui fixe avec précision les limites et le contrôle des actions à mener. Or, la France ne semble respecter aucune limite. Elle a été jusqu’à livrer des armes aux rebelles libyens, violant allègrement l’embargo décrété par le Conseil de sécurité. En agissant ainsi, Paris ne contribue pas à l’apaisement mais alimente la guerre civile dont elle devient partie prenante, ainsi que le terrorisme au Maghreb et dans la région sahélo-saharienne. Elle pratique aujourd’hui une politique unilatérale (qu’elle dénonçait hier,-Irak) sous couvert de légalité internationale qu’elle viole de façon grossière, relançant ainsi le débat sur la «responsabilité de protéger» qu’elle confond avec «droit d’ingérence».

Le travail normatif sera-t-il complété?

Ce n’est pas le principe en lui-même qui est en cause puisque les pays du Sud ont avalisé la «responsabilité de protéger» au Sommet mondial de 2005, mais sa mise en oeuvre à toutes les étapes allant de l’instrumentalisation du Conseil de sécurité et de la Cour pénale internationale en passant par la propagande et la désinformation à travers la mobilisation des médias, jusqu’à l’absence de bonne foi dans la mise en oeuvre des résolutions. A ce propos, le cas libyen fera sûrement école. Il démontre comment une idée noble, qui a mobilisé la communauté internationale pendant des années, peut être dévoyée. Les pays du Nord qui ont soutenu avec beaucoup de vigueur le principe de la «responsabilité de protéger» et l’ont imposé à ceux qui craignaient ses dérives -à juste titre, peut-on dire aujourd’hui-, auront été ses fossoyeurs en raison d’une politique de force dictée par leurs seuls intérêts nationaux. Cette crainte est d’autant plus justifiée que le débat n’est pas encore terminé. Celui qui a eu lieu à l’Assemblée générale de l’ONU en juillet 2009, a révélé la persistance de profondes divergences entre les Occidentaux et les pays non-alignés sur la question des mesures militaires. Le 14 septembre 2009, l’Assemblée générale a adopté par consensus une résolution pour décider «de continuer d’examiner la question de la responsabilité de protéger». Quant au Secrétaire général, il a estimé que l’approfondissement de la réflexion était le meilleur moyen de mettre en oeuvre ce principe et a invité ses conseillers à poursuivre le dialogue avec les Etats membres et toutes les autres parties intéressées.

Les pays du Nord présentent abusivement la «responsabilité de protéger» comme une nouvelle norme juridique alors qu’elle n’est qu’une notion encore sujette à discussion au moins dans son mode opératoire. En effet, on peut soutenir que le consensus normatif n’est pas encore complet ne serait-ce que parce que les moyens de traduire ce principe en action (recours à la force armée), sont loin d’être clairs. Les dépassements enregistrés en Libye le décrédibilisent et risquent de donner un coup fatal aux acquis enregistrés depuis la fin des années 90. La Chine et la Russie, pour ne citer que deux membres permanents du Conseil de Sécurité, ont tiré la leçon de l’expérience libyenne et refusent de soutenir un projet de résolution occidental sur la Syrie.

L’adoption de la «responsabilité de protéger» par le Sommet mondial de 2005 aura-t-elle été une supercherie de plus dont les victimes sont les pays du Sud? En effet, le monde est mu par des rapports de forces politiques et militaires. Le droit international est invoqué ou ignoré selon les intérêts bien compris des grandes puissances qui ne tiennent pas les engagements non conformes aux dits intérêts (9). Le Conseil de sécurité apparaît de plus en plus comme un espace où les membres permanents essayent dd’harmoniser leurs intérêts. Rappelons, à titre d’exemple, qu’en 2010 l’Occident a proclamé l’indépendance du Kosovo en se substituant à la légalité internationale incarnée par l’ONU. Au Sud-Soudan, il a plié la légalité onusienne à sa volonté et divisé le pays. En Libye, il reconnaît, sans base légale, un pouvoir de fait comme «autorité gouvernementale légitime». Ce faisant, l’Occident s’est érigé en source du droit international et légifère pour la planète, se substituant aux peuples.

Bien que la Charte proclame «l’égalité des nations, grandes et petites» (10), ce sont les Etats les plus puissants qui se sont arrogé la responsabilité de veiller sur la paix et la sécurité internationales en instrumentalisant les structures de l’ONU, particulièrement le Conseil de sécurité dont la réforme de la composition et des modalités de fonctionnement est indispensable à sa légitimité. En attendant une telle réforme, il serait avisé de respecter la Charte dans toutes ses dispositions, comme par exemple la mise en oeuvre du chapitre VIII (articles 52 et 53) qui donne aux accords ou organismes régionaux la priorité en matière de règlement des crises locales. A ce propos, la marginalisation de l’Union africaine dans le traitement du conflit libyen constitue une autre entorse à la légalité internationale et un clou supplémentaire dans le cercueil de la «responsabilité de protéger».

(1) A propos des Etats-Unis, le Premier ministre de Malaisie, Mohamad Mahatir, déclara «Ce n’est plus seulement une guerre contre le terrorisme, c’est une guerre pour dominer le monde». Il ajouta: «Après les attentats du 11 septembre, les Etats-Unis ont trouvé un argument pour une fois encore conquérir le monde.»

(2) Dans sa déclaration devant le Sommet mondial de 2005, le Président Abdelaziz Bouteflika préféra l’expression «obligation morale» à «responsabilité de protéger».

(3) Francis Fukuyama: article intitulé «La fin de l’Histoire» (1989) transformé en livre paru sous le titre «La fin de l’histoire et le dernier homme» (1992); Paul Wolfowitz: «Mémorandum sur le maintien de la suprématie militaire des Etats-Unis» (1992); Samuel Huntington: «Le choc des civilisations», un livre basé sur un article sur le même thème publié en 1993; Robert Kagan: «Power and Weakness» (Policy Rewiew, juin-juillet 2002), un article qui a inspiré un livre intitulé «Of Paradise and Power: America Vs. Europe in the New World Order» (2003) et d’autres encore.

(4) La guerre de l’ex-Yougoslavie fut une série de conflits locaux qui opposèrent différents groupes ethniques ou nationaux de l’ancienne République fédérale. Le massacre de Srebrenica en juillet 1995 symbolise le caractère génocidaire de ces conflits et constitue une première en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale.

(5) Cf. «Le Sommet de Lisbonne conforte l’Otan dans son rôle planétaire», in L’Expression du 21 novembre 2010.

(6) Avec un total de 84 avions engagés au Kosovo, la France a été le principal partenaire des Etats-Unis lors des sorties aériennes, devant l’Italie, le Royaume-Uni et l’Allemagne.

(7) Cf. «Défense: rapprochement spectaculaire entre la France et la Grande Bretagne», in L’Expression du dimanche 07 novembre 2010.

(8) Cf. «Intervention militaire en Libye, entre légalité et légitimité», in L’Expression du 28 mars 2011.

(9) Que sont devenus les engagements pris par les pays du Nord dans les textes suivants: Déclaration du Millénaire adoptée par le Sommet du Millénaire de 2000 (OMD); Consensus de Monterrey issu de la Conférence internationale sur le financement du développement de 2003; «Déclaration finale» du Sommet mondial de 2005; Conférence internationale de suivi sur le financement du développement chargée d’examiner la mise en oeuvre du Consensus de Monterrey (Doha, 29 novembre-2 décembre 2008) et Déclaration de Doha sur le financement du développement; Plan de mise en oeuvre du Sommet mondial pour le développement durable de Johannesburg?

(10) En 1946, la Cour internationale de justice (CIJ) fut saisie de «l’incident du détroit de Corfou opposant la Grande-Bretagne et l’Albanie. Dans l’arrêt rendu en 1949, elle se déclare contre toute ingérence dans ces termes: «Le prétendu droit d’intervention ne peut être envisagé que comme la manifestation d’une politique de force qui ne saurait trouver aucune place dans le droit international». Elle poursuit:

«Entre Etats indépendants, le respect de la souveraineté nationale est l’une des bases essentielles des rapports internationaux».