Auteure prolifique, s’il en est, Tassadit YacineTitouh n’en a pas moins produit une réflexion soutenue, voire singulière sur la société algérienne en particulier et maghrébine en général.
Il reste, bien entendu, que c’est par le biais du fait berbère qu’elle a préféré aborder son sujet.
Sa carrière de chercheuse dans le domaine berbère a croisé celle de Mouloud Mammeri, de sorte que par moments, les deux personnages paraissent marcher d’un même pas. Ils ont cofondé, en 1985, la revue berbériste Awal.
Et quand en 1988 parait en seconde édition Les Chants berbères de Kabylie de Jean Amrouche, c’est à tous les deux qu’était revenu l’honneur de présenter l’ouvrage aux lecteurs. Mouloud Mammeri avait signé la préface et Tassadit Yacine avait réuni, transcrit et annoté les textes.
Le premier livre qu’elle écrira d’ailleurs, si nous ne nous trompons pas, est Poésie berbère et identité, Qasi Udifella héraut des At Sidi-Braham. Paru en 1988 chez la Maison des sciences de l’homme à Paris, il sera préfacé par Mammeri. L’année d’après elle enchaîne avec L’Izli ou l’amour chanté en kabyle, qu’elle édite chez le même éditeur. Tassadit Yacine-Titouh est originaire de la tribu maraboutique des Aït Sidi-Braham qui occupe la zone tampon entre la Kabylie des Bibans et la Kabylie du Djurdjura.
Elle naquit dans un lignage considéré comme arriéré et pauvre dont la naissance est due à une femme. Dans Poésie berbère et identité…, elle note que «souvent le pouvoir au niveau du hameau par exemple» a été confié à des femmes. Pour une intellectuelle, qui plus est, ayant été scolarisée dans une école occidentale, elle devait assumer une situation exceptionnelle. Tassadit se voit remplir «de ce fait la même fonction que l’imam même si elle n’est pas reconnue structurellement» (Idem). Le rôle qu’elle joue n’est pas sans rappeler celui de Lalla Fadhma n’Soumer qui a eu à diriger des combats contre les troupes du général Randon.
Quand bien même elle a pu changer de statut, en quittant son village pour aller faire des études, Tassadit Yacine croit qu’«il ne faut pas renier les sources». Au contraire elle affirme vouloir les «assumer avec ferveur voire avec passion» mais tout en ayant conscience qu’en étant «berbérophone, sa légitimité fait problème» (Idem). En tous les cas, rares sont les femmes kabyles, ayant de surcroît poursuivi des études, qui avaient pu vivre, dirions-nous, une expérience de la féminité aussi «insolite».
Tassadit y a disposé d’un pouvoir même si celui-ci n’était pas codifié. Nous le disions plus haut, les travaux de Tassadit Yacine tissent un réseau de relations avec ceux de Mammeri. D’abord parce qu’il y a l’anthropologie, qui, en étant une discipline scientifique impose les mêmes règles méthodologiques.
Mammeri avait étudié la société kabyle au travers de deux personnages-clés : le barde Si Mohand-Ou-Mhand et le cheikh Mohand. Le premier a laissé des neuvains sublimes et le second des dits qui ont force de maximes. Le corpus appartenant à la culture orale. Cheikh Mohand écrit-elle dans Les Voleurs de feu, paru en 1993 chez la Découverte, «[est] révolutionnaire au niveau du dogme et des valeurs kabyles, et Si Mohand [est] révolutionnaire au niveau des valeurs certes mais surtout des sentiments qu’il va exhiber comme si on enlève un voile sur une plaie jusque-là contenue au fond de soi».
Tassadit Yacine, quant à elle, s’est intéressée au poète Qasi Oudifella de la petite Kabylie, mais aussi à des figures ayant subi l’acculturation française comme Si Ammar Ben Saïd Boulifa et Jean El Mouhoub Amrouche. Au demeurant, Tassadit Yacine évoque déjà en introduction au livre de Boulifa intitulé Recueil de poésies kabyles, qui parait en seconde édition en 1990 chez Awal, une notion qu’elle ne cessera depuis de reprendre, à savoir la notion de «dominant-dominé». Laquelle notion qualifie aussi bien l’ordre sexuel que politique. Anthropologie culturelle et psychologie freudienne sont ainsi convoquées pour démêler l’écheveau du malaise identitaire actuel. Mais notre écrivaine parait sur ce plan, plus outillée que Mammeri de par sa formation.
Dans Recueil de poésies kabyles, elle note que si Boulifa s’était tant soucié de démolir la thèse d’Adolphe Hanoteau selon laquelle la femme kabyle est maltraitée par l’homme kabyle, c’est qu’«en réalité, Boulifa, homme et marabout défend» les dominants qui sont les hommes. On est donc en présence d’un représentant d’un régime colonial qui crée sa sociologie face à laquelle le représentant de la société dominée, ici Boulifa, est contraint de se déterminer.
Pour Tassadit Yacine revenir aux «conditions de production de la sociologie coloniale» permet de comprendre «le soubassement sur lequel se fonde en grande partie la politique culturelle actuelle en Algérie» (Idem). Sans doute, nulle autre personne que Jean Amrouche n’a pu mieux exprimer les sentiments d’angoisse et d’ambivalence face à la présence française en Algérie. Dans un autre de ses livres, portant le long titre de Chacal ou la ruse des dominés, aux origines du malaise culturel des intellectuels algérien », Tassadit Yacine qualifie Jean Amrouche de «chacal destructeur ou de mulet sacrifié en raison de sa stérilité».
Les intellectuels algériens sont des chacals parce qu’ils sont dominés par le pouvoir politique (lion). C’est en se basant sur des fables animales contenues dans le livre de Brahim Zellal sous le titre de Roman de Chacal, que Tassadit Yacine élabore sa grille de lecture du phénomène sociologique. Zellal n’aurait écrit qu’une sorte de réplique kabyle au Roman de Renard français. N’empêche que les fables contenues dans Le Roman de Chacal ont été recueillies auprès des populations de Kabylie, elles ne sont pas donc pas une pure création de l’auteur.
L’intellectuel n’a qu’une arme entre ses mains, c’est celle des dominés, voire des femmes : la ruse (tiherchi). C’est pourquoi le lion (le pouvoir) est fatalement «nniyya» (naïf). Pour ainsi dire le monde fabuleux des animaux n’est qu’un miroir dans lequel se mire l’univers des humains. Les structures sociales sont à rechercher donc du côté des représentations qui s’y projettent. Notre anthropologue parvient ainsi à démonter le mécanisme de la domination instituée soit par des dirigeants sur les gouvernés, soit des hommes sur les femmes.
«Ce qui m’a amené à écrire ce livre, c’est un désir de comprendre les soubassements anthropologiques de l’identité et de la culture algériennes au sein de laquelle la culture berbère est déterminante», a-t-elle déclaré dans une interview réalisée en 2003 avec Mots pluriels. Et d’ajouter «en d’autres termes, étudier les racines culturelles et chercher dans le fonds historique du pays permet de comprendre mieux la situation actuelle où les choses sont entremêlées consciemment – à cause d’un poids idéologique à prétention arabe et islamique – et inconsciemment – en raison des conséquences d’une histoire longue et jamais vraiment étudiée -.
En Algérie, comme dans beaucoup de pays récemment décolonisés, l’ethnologie reste un des moyens les plus efficaces pour connaître une histoire, une mémoire, une identité». La thèse de Tassadit Yacine ne manque pas d’originalité. Ecoutons ce qu’elle dit dans la même interview à propos du choix du français comme langue d’écriture en contexte colonial «ces instituteurs kabyles soutient-elle auront à ruser avec la culture française, tout en apprenant le français. Mais en réalité cette langue va leur servir à revenir sur leur propre culture.
Mammeri, par exemple, va se servir du roman pour faire connaître la société kabyle. Même chose pour Jean Amrouche, qui sera le premier au vingtième siècle à traduire « Les Chants Berbères de Kabylie » en 1939, ainsi que Mouloud Feraoun avec ses « Poèmes de Si Mohand » en 1960. Le problème de la langue française ne se pose pas est de s’interroger « pourquoi Mammeri, Feraoun, Amrouche et Boulifa (c’est-à-dire les berbérophones francisés) sont-ils revenus vers leur culture d’origine, alors que les arabisés n’y sont pas parvenus ? » Il faudrait qu’on se demande justement pourquoi les auteurs maghrébins de culture arabe n’ont pas, pour la majorité d’entre eux, ressenti la nécessité de faire connaître leur culture orale».
Pour Tassadit, de tous les écrivains algériens, Kateb Yacine «est le moins ambigu». Celui-ci s’est vu du reste qualifier de «Chacal positif» parce que selon elle, «il a critiqué la colonisation, l’aliénation des intellectuels à la colonisation, les intellectuels arabes, les gouvernements arabes», et d’ajouter : «il a milité pour les masses dominées, opprimées et qui n’ont pas accès à la parole. Son théâtre est fondamentalement politique en ce qu’il est libérateur». Elle classe Mammeri dans la même catégorie, lui, dit-elle, «qui a bien sûr lutté sans cesse pour la cause berbère» a étendu la réflexion à l’ensemble des dominés par la culture.
Si l’anthropologue française Germaine Tillion s’est aussi illustrée par des travaux significatifs comme Le Harem et les Cousins (Le Seuil, 1966), qu’elle a consacré à la condition féminine au Maghreb, elle a néanmoins imputé l’origine de l’aliénation des femmes à des pratiques sociales archaïques qui remontent à l’époque d’avant l’apparition des religions monothéistes. Tassadit Yacine approfondissant la donne, a plutôt mis l’accent sur des processus d’aliénation récents, qui découlent soit de la colonisation, soit des présences étatiques oppressantes qui s’étaient succédées dans le pays.
Par : LARBI GRAÏNE