Cette réédition a été augmentée et enrichie avec des documents inédits. À l’occasion du 35e anniversaire du Printemps berbère, “Liberté” publie des extraits relatifs à cet événement, un des actes fondateurs du combat démocratique en Algérie.
Aux origines du Printemps berbère
L’université algérienne secouée par de violents affrontements en 68-70 sera, bien que domptée puis relativement domestiquée à la suite du compromis boumediéno-communiste, toujours appréhendée comme une menace sur les grands centres urbains. Le pouvoir essayera diverses parades tactiques en suscitant et en gérant des oppositions anciens/nouveaux, francisants/arabisants, progressistes/réactionnaires, avant de décider de fixer la masse estudiantine à la périphérie de la capitale puis à l’intérieur du pays. Le monde universitaire connaissait lui aussi sa pause.
L’euphorie marquant la période 70-76 s’estompait. L’usure politique du système avait déteint sur ses relais. Le PAGS marquait le pas, et la faculté des sciences économiques, dont le pénible dogmatisme tentait la théorisation du modèle algérien, perdait de son influence. C’est dans cette perspective de fractionnement du monde universitaire qu’après de longues hésitations, Tizi Ouzou, comme Sétif, Tlemcen et Sidi Bel-Abbès, fut dotée d’un centre universitaire. Les réserves émises contre l’implantation d’une université en Kabylie furent vaincues par la nécessité de diluer la concentration estudiantine kabyle de la capitale dont le pouvoir a mesuré le poids par le passé. Par ailleurs, il eût été excessivement provocateur d’exclure Tizi Ouzou d’une dotation qui était attribuée aux autres villes du pays d’égale importance. Or, en matière de décision stratégique, de rétorsion et de répressions administratives, Boumediene qui choisissait le moment de frapper ne sanctionnait que si les circonstances l’exigeaient. L’université de Tizi Ouzou ouvrit donc ses portes en 1977 et attira aussitôt les cadres locaux qui éprouvaient des difficultés à percer ailleurs du fait d’un marché du travail chaotique ou à cause de contraintes sociales ou familiales. C’est dans ce contexte que beaucoup d’anciens élèves du lycée Amirouche et des étudiants d’Alger, qui avaient partagé leur lutte, se retrouvèrent. (…) Bien qu’exclues des programmes officiels, la culture et la langue berbères furent par la force des choses au centre des discussions des étudiants. (…) Dès la deuxième année universitaire, des cours de berbère circulaient sous le manteau (…). Une troupe de théâtre se monta et les lycéens venaient butiner dans cette ruche. La population écoutait, observait de mois en mois, d’année en année. Le combat mûrissait.

Interdiction de la conférence de Mouloud Mammeri
C’est dans la foulée des cycles de conférences-débats introduits dans la vie universitaire que viendra l’annulation de l’exposé que Mouloud Mammeri devait faire le 10 mars 1980. L’ampleur des événements étant connue, on se limitera à donner quelques informations qui, pour des raisons de sécurité évidentes, étaient jusque-là passées sous silence. Mouloud Mammeri venait de publier son livre Poèmes kabyles anciens, en France comme la plupart de ses autres ouvrages dédiés à la culture berbère. Il ne sera pas mis en vente en Algérie. C’était pour le faire connaître et attirer l’attention des poètes et chercheurs en herbe qui proliféraient dans tous les styles que nous avions retenu l’idée de faire une présentation de ce que fut la poésie et sa fonction sociale dans la société kabyle. La notoriété de l’écrivain devait par ailleurs servir à renforcer l’élan des cycles de conférences initiés par les comités de cité, lesquels travaillaient en étroite collaboration avec quelques enseignants déjà vieux militants de la cause berbère. Parmi eux, Hend Sadi et Remdane Achab. C’est Hend Sadi qui informa quelques étudiants – dont Arab Aknine et Djaffar Ouhaioune qui joueront un rôle décisif dans le printemps amazigh – de son intention d’inviter Mouloud Mammeri qu’il connaissait de longue date. Une fois l’objet et la date de la conférence arrêtés, les choses allèrent d’elles-mêmes. Une bonne information, dépassant le cadre universitaire, avait touché la population de la région. Mouloud Mammeri, accompagné de Salem Chaker, n’arrivera pas au campus d’Ihesnawen. A 6 km de l’entrée ouest de Tizi Ouzou, son véhicule fut détourné sur le siège de la wilaya où les responsables locaux attendaient les instructions d’Alger. Comme il n’existe officiellement aucune structure antiberbère, ces derniers essayèrent de prendre avis auprès des relations personnelles disponibles sur l’heure. On apprit plus tard que, successivement, Boualem Benhamouda, ministre de la Justice, et M. C. Kherroubi, proconsul de la région et ministre de l’éducation, furent sollicités. Ils émirent les plus expresses réserves sur la “signification politique” qu’allait prendre un tel événement mais, selon une tradition bien établie dans le pouvoir algérien, ils se gardèrent d’assumer publiquement leurs “conseils”. Pendant tout ce temps, la population massée devant l’amphithéâtre où devait se tenir la conférence s’impatientait, et les gens se doutaient bien que quelque obstacle concocté par les services de police était à l’origine du retard. Vers 17h, la nouvelle nous parvint : la conférence était annulée. En quelques minutes, les esprits s’embrasent.
Le pouvoir abat sa dernière carte : la violence
L’université publia un long appel intitulé “Menaces sur l’université de Tizi Ouzou”. Si ce texte ne suffit pas à conjurer les habitudes répressives du FLN, il eut le mérite de préparer les mentalités à l’événement et à anticiper sur la nécessaire solidarité à engager en faveur des futures victimes du système. Autre façon de continuer la lutte. Cela faisait presque un mois qu’Arezki About, syndicaliste, Mohand Naït Abdellah, infirmier, Mokrane Chemime avaient disparu. Le chanteur Ferhat, interpellé à l’aéroport le 18 avril, subira le même sort. Nous apprendrons que tous ont été sauvagement torturés, aussi bien par la DGSN que par la sécurité militaire. Baignoire, chiffons, coups, simulacres d’exécution. Tout y passa. Nous étions prévenus. Il fallait se préparer en conséquence. Le 19 avril au soir, je rentrai de Béjaïa où, accompagné de Saïd Khellil, j’avais été prendre langue avec des travailleurs du secteur industriel. Sitôt revenu à Tizi Ouzou, Sidi Saïd, syndicaliste qui avait essayé de dissuader les travailleurs de suivre le mouvement, et dont les parents étaient apparemment bien placés, m’avertit que la répression allait s’abattre sur nous. Quelle pouvait être la part d’intox et celle de vérité dans ce genre d’information ? Je m’en ouvris à Rachid Halet que j’avais recruté au FFS quelques mois auparavant. étant médecin basé à Dellys, où il était isolé, je l’avais fait venir à Tizi Ouzou pour lui demander de ramasser toutes les nouvelles de la journée et de nous en faire la synthèse lors du briefing du soir. (…) Le discours chaotique de Chadli, haché par la censure, les articles du journal El Moudjahid appelant “au châtiment”, les confidences confuses des cadres de l’état étaient autant d’indices qui annonçaient l’intervention. Il ne fallut pas attendre longtemps pour confirmer ce que les éléments extérieurs, leur analyse, et les fuites dont on bénéficiait çà et là nous laissaient prévoir. Moins d’une demi-heure après les conclusions auxquelles était arrivé le docteur Halet, un homme que je n’avais jamais vu, arrivé d’Alger, réussit à se faufiler dans l’hôpital, à trouver notre réduit et à me communiquer la nouvelle. L’intervention des troupes massées depuis un mois et demi sur la Kabylie était imminente. Il n’en connaissait ni l’heure ni même le jour de manière exacte. Il était sûr d’une chose. “Elle était décidée et très très proche.” J’essayai de creuser un peu en jouant la dédramatisation, peine perdue. “Méfiez-vous, ce sont des sauvages”, lancera mon interlocuteur avant de disparaître.
Mouvement national et berbérité
Les dégâts engendrés par l’affrontement de 1949 furent aussi nombreux que catastrophiques. La berbérité restait en suspens et en suspicion, tout comme le seraient désormais les élites intellectuelles et l’option démocratique. Malgré de tels dommages, Aït Ahmed gardera la même conception de la dynamique politique du pays. Toute initiative ne renvoyant pas aux préoccupations profondes et historiques du peuple est sans issue. Cette vision globale des perspectives l’amènera pourtant, et cela est son paradoxe, à toujours jouer seul. Les énergies populaires, maintes fois éprouvées, sauront réserver le sort inévitable qui attend tout jeu de coulisse dans notre pays: l’impasse puis l’échec. Son attitude de neutralité en 1962, dans le conflit opposant le groupe de Tizi Ouzou à celui de Tlemcen, semble procéder de la même démarche. Au moment où l’armée des frontières autour de Boumediene et Ben Bella s’apprêtait à prendre Alger défendue par trois wilayas de l’intérieur et la Fédération de France, Aït Ahmed, sollicité par les deux camps, les renverra dos à dos et en appellera au peuple à travers les syndicats et les étudiants pour stopper le combat fratricide. Le groupe de Tizi Ouzou, avec en arrière-plan le GPRA, pouvait représenter, on en convient en Algérie aujourd’hui, avec ses velléités libérales – de mauvaise presse en 62 – l’alternative démocratique du pays. Aït-Ahmed aurait pu y jouer une fonction peu aisée mais naturelle contre le groupe de Tlemcen où la confusion socialiste de Ben Bella – fort en vogue – ne valait que par le rigorisme déjà fascisant de Boumediene qui ne lui échappait pas.
L’affaire des poseurs de bombes
Smaïl Medjber, jeune militant (…), est embarqué dans une sombre histoire montée par Mouloud Kaouane, un Kabyle nostalgique, profrançais et excentrique. (…) Sa rencontre avec Smaïl dont les relations dans le milieu des jeunes berbéristes étaient nombreuses, lui offrira l’occasion de lancer un patchwork d’individus où se côtoyaient un aigri de l’OAS recommandé par le ministre Georges Bidault, partisan de l’Algérie française, un Américain obsédé par la menace communiste, spécialiste en explosifs, et de jeunes Kabyles qui, à l’exception de Smaïl, ignoraient tout de ces accointances.
Comme beaucoup, ils pensaient enfin avoir trouvé le cadre qui leur permettrait de défendre leur culture par les moyens qu’appelait la répression que nous affrontions.Les services de la sécurité militaire n’en demandaient pas plus. Quelle aubaine! Assimiler, preuves à l’appui, la revendication berbère à l’OAS. Et ils ne se gênèrent pas. Cette aventure sera servie et réchauffée par les médias algériens ou leurs prolongements comme l’hebdomadaire Afrique-Asie chaque fois que la berbérité s’invitera aux débats. Par delà le recul politique que nous occasionna cette tragédie, une quinzaine de militants berbéristes à peine sortis de l’adolescence y laisseront leur jeunesse. Les derniers détenus de cette affaire furent libérés le 5 juillet 1987, après douze ans d’emprisonnement. Nous retrouverons quatre d’entre eux qui entamaient en 1986 leur onzième année de détention dans la prison disciplinaire de Lambèse où nous avions été expédiés après le procès de la Ligue des droits de l’homme. Leur santé physique et mentale a eu bien de la peine à résister à un régime pénitentiaire moyenâgeux.
Parmi eux, Mohamed Haroun, jeune étudiant en physique, fils d’un héros de la guerre de libération, se consumait dans une psychose qui finira par l’emporter. Sa vieille mère est décédée dans un accident de la route en faisant les 400 km qui séparent la vallée de la Soummam dont elle était originaire, de Lambèse pour lui rendre visite. Ce groupe infiltré avait eu le temps de déposer une petite charge d’explosifs sur une fenêtre du journal gouvernemental El Moudjahid à Alger et une autre au tribunal militaire de Constantine avant que Smaïl Medjeber ne se fasse interpeller à Oran avec une autre bombe dans son sac.