L’accréditation accordée au « Front de la réforme » pourrait être une manœuvre politique d’Ennahda.
Au siège du mouvement, dans le centre de Tunis, Mohammed Khouja, son président-fondateur, reçoit en costume gris et barbe courte. Assis sur des tapis, des hommes aux barbes plus longues devisent en djellaba. Le président, 62 ans, sourit de la différence et assure dans un français parfait que l’on peut être aussi salafiste et moderne. La sonnerie techno de son portable va dans son sens. «Je n’aime pas le terme salafisme», tient très vite à préciser celui qui fut emprisonné sous Ben Ali pour appartenance à une organisation interdite. «Le mot “salafisme”, c’est comme un ogre qui fait peur aux gens. Nous sommes tout simplement des islamistes.»
Le Front de la réforme a promis de «consacrer les valeurs de la République» selon les services du premier ministre d’un pays qui a refusé en mars dernier d’inscrire la charia dans sa Constitution. Mais déjà Mohammed Khouja nuance: «Nous refusons la démocratie quand elle permet au peuple de choisir, avec des choix parfois contraires à la religion. Pour nous, la démocratie existe tant qu’elle est limitée par la charia.» La place de la femme dans le programme du parti? «L’homme et la femme sont égaux. Nous n’imposons pas le port du voile. C’est une conviction personnelle» La polygamie? Là Mohammed Khouja répond par une question qui laisse songeur: «Que vaut-il mieux? Une femme et deux concubines comme certains en Europe? Ou trois femmes officielles?»
Demande de visa rejetée
Mohammed Khouja et le Front de la réforme n’évoquent rien chez bon nombre de politologues tunisiens. L’ancienne appellation du mouvement un peu plus: il rappelle le Front islamique tunisien fondé dans les années 1980 par Rached Ghannouchi, le leader d’Ennahda. Depuis le départ de Ben Ali, le Front de l’action et de la réforme a tenté, à deux reprises, d’obtenir son visa. Demande à chaque fois rejetée par le gouvernement de transition que présidait alors le progressiste Béji Caïd Essebsi.
Aujourd’hui, le mot «action» a été retiré et surtout Ennahda est au pouvoir. Pour de nombreux observateurs tunisiens, il y a là une tactique politique de la majorité. «C’est une manœuvre destinée à avoir un allié pour les futures élections», estime le politologue Hamadi Redissi. Autoriser un parti se rapprochant de ses idées permettrait en effet à Ennahda de former des alliances bien plus naturelles que celle constituée avec les partis de centre gauche Ettakatol et CPR (Congrès pour la République) lors des dernières élections.
Influence marginale
Dans les rangs de la majorité, cette autorisation «n’est que la concrétisation de la démocratie», assure Sahbi Atig, président du groupe Ennahda à l’Assemblée. «Une alliance? s’étonne-t-il. Il est encore trop tôt pour parler d’alliance avec les salafistes».
Le poids que représente aujourd’hui Le Front de la réforme est quasi nul. Dimanche 20 mai à Kairouan, 3 000 des quelque 10 000 salafistes que compterait la Tunisie étaient rassemblés pour un meeting du mouvement djihadiste Ansar al-Charia (Les Partisans de la charia). À l’évocation du nouveau parti autorisé les mots «pièges d’Ennahda» ou «inconnus» nous étaient lancés. «Les salafistes n’aiment pas la politique, explique Mohammed, surveillant de 30 ans. La politique impose des choses que les salafistes refusent.»
Pour Chérif Ferjani, professeur de sciences politiques à Lyon-II «Ennahda cherche à diviser les salafistes, pour ne pas se les mettre à dos en bloc et intégrer les plus modérés.» Et faire ainsi peut-être la différence aux prochaines élections.