Tunisie : Une campagne inédite au rythme des médias et des débats télévisés

Tunisie : Une campagne inédite au rythme des médias et des débats télévisés

Depuis samedi et jusqu’à aujourd’hui lundi, trois soirées de débats télévisés ont lieu entre les 26 candidats à l’élection présidentielle, dont le premier tour aura lieu le 15 septembre. Diffusés sur 11 chaînes de télévision, parmi lesquelles la chaîne publique Wataniya dont la couverture des municipales en 2018 avait été saluée pour son indépendance, ces débats constituent une première en Tunisie et un fait rare dans le monde arabe.

Huit premiers candidats, parmi lesquels l’islamiste Abdelfattah Mourou, le premier président de la Tunisie post-révolutionnaire Moncef Marzouki, l’avocate anti-islamiste Abir Moussi, ou le militant des droits de l’homme Mohamedd Abbou, ont fait leur baptême du feu samedi soir.

Grand absent de la soirée, l’homme d’affaires controversé Nabil Karoui, en prison depuis le 23 août pour blanchiment d’argent, s’est invité dans le débat en se disant sur twitter «privé de son droit constitutionnel» à s’exprimer et en dénonçant l’ «absence d’égalité des chances». Présentée par ses promoteurs comme «l’événement» de la campagne électorale et un «tournant» dans la vie politique de ce pays symbole du Printemps arabe, l’opération mobilise depuis des semaines les médias audiovisuels publics et privés, ainsi qu’une ONG spécialisée dans le débat politique. Solennellement intitulée «La route vers Carthage, son plateau, installé dans les locaux de la chaîne publique Wataniya, est organisé en forme de demi-cercle autour duquel les places des candidats avaient été tirées au sort et au milieu duquel officiaient deux journalistes modérateurs. Les questions sont préparées par des journalistes et tirées au sort, ainsi que les candidats à qui elles doivent être posées.

Chaque postulant a 90 secondes pour répondre et pouvait être relancé ou interrompu.

A la fin de l’émission, chacun dispose de 99 secondes pour exposer les grandes lignes et les promesses de sa candidature. Au total, tous les candidats disposeront d’un quart d’heure de temps de parole au cours des trois émissions.

Ces débats doivent être diffusés sur des chaînes en Algérie ou encore en Libye, et le responsable de l’ONG partenaire du débat, Belabbes Benkredda évoque «un premier pas» pouvant servir «d’inspiration» dans d’autres pays de la région.

Quel impact sur les intentions de vote ?

Selon le politologue Zied Krichen, «ca va probablement se jouer durant les trois débats télévisés, sur peu de choses, et quelques milliers de voix pourraient changer radicalement le visage du pays».

Quoi qu’il en soit l’audiovisuel tunisien aura certainement son mot à dire dans la présidentielle du 15 septembre.

Après la chute de la dictature de Zine El Abidine Ben Ali, le secteur s’est doté de 13 chaînes de télévision dont deux publiques et 11 privées, ainsi que de 39 radios, dont 18 privées et 10 publiques, devenues les arènes du débat politique.

Les institutions chargées d’assurer leur indépendance restent privées de pouvoir par manque de volonté politique, estiment des observateurs.

La Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica), créée en 2012 pour réformer le paysage audiovisuel, ne parvient pas à imposer ses décisions sur des médias disposant d’un appui politique.

A l’approche du scrutin, des mesures ont cependant été prises contre Nessma TV, l’une des principales chaînes privées du pays qui émettait sans licence depuis des années. Son fondateur Nabil Karoui, qui a été proche du président défunt Béji Caïd Essebsi, est désormais un adversaire de poids du Premier ministre Youssef Chahed pour la présidentielle.

La Haica reproche à Nessma TV de faire de la «publicité politique» pour M. Karoui, et de ne pas avoir divulgué l’identité de ses actionnaires, dont ferait partie l’Italien Silvio Berlusconi. Condamnée à de nombreuses amendes, la chaine fait l’objet depuis octobre 2018 d’une interdiction de diffusion, mais continue à émettre ses programmes via satellite. Elle consacre de nombreuses émissions à défendre M. Karoui, arrêté fin août pour blanchiment d’argent.

La Haica a aussi interdit le passage des candidats sur une autre chaîne et une radio qui émettent sans licence: Zitouna TV, proche du parti d’inspiration islamiste Ennahdha, et la radio Quran, dont le propriétaire dirige un parti islamiste, Errahma, en course dans les législatives.

La Haica leur reproche l’opacité de leur financement, d’autant qu’elles n’ont pas de recettes publicitaires, souligne Hichem Snoussi, un des responsables de l’instance.

Ces médias payent des frais d’émission satellitaire «sans qu’ils aient des ressources publicitaires, ce qui nous a poussés à demander à la Banque centrale de nous communiquer les mouvements de ces médias», explique-t-il à l’AFP. «Notre demande n’a abouti qu’à des rejets, d’où notre recours à l’instance nationale d’accès à l’information», a-t-il ajouté.

«Lobbies»

«La configuration des médias audiovisuels, en l’absence de véritables réformes, de garde-fous, est devenue aujourd’hui l’apanage de propriétaires (des médias) qui ont des accointances politiques, économiques et même religieuses», estime le spécialiste des médias et professeur de journalisme Larbi Chouikha. Une bonne partie des dirigeants de médias exerçaient déjà sous le régime de Zine el Abidine Ben Ali, et nombre de rédactions sont peu structurées, laissant le champ libre aux interventions de la direction dans le traitement de l’information. Il n’y a souvent pas de séparation entre information et commentaire. Le Syndicat des journalistes a condamné «les pratiques de certains journalistes (…) qui participent à des campagnes de désinformation et de diffamation», appelant ceux qui ont rejoint des équipes de campagnes à suspendre leurs activités journalistiques jusqu’aux élections.

M. Chouikha s’interroge en outre «le rôle et la neutralité des chroniqueurs, des animateurs et de ce qu’on appelle des experts», qui pèsent lourd dans l’opinion publique mais s’affranchissent de toute déontologie journalistique. «Dans un contexte économique morose, ce secteur (journalistique) est dans une précarité financière qui le met à la merci des lobbies politiques, financiers ou religieux», déplore-t-il. Toutefois, par rapport aux précédentes élections en 2011, 2014 et 2018, «il y a une amélioration de la couverture», souligne le président de la Haica, Nouri Lajmi. «Les journalistes ont accumulé un capital d’expérience, la majorité fait du bon travail», dit-il à l’AFP, en insistant : «c’est un test pour la démocratie»