Des manifestants se souviennent de la journée qui a vu le départ de Ben Ali, il y a un an, et racontent ce qu’ils sont devenus.
Abdennaceur Laouini est arrivé tôt, ce matin du 14 janvier 2011. Dès 9h30, lui et une centaine de ses collègues avocats tiennent une assemblée générale, en robe, devant le palais de justice. Puis ils passent dans les quartiers populaires du centre-ville, pour appeler les gens à rejoindre leurs rangs. La marche arrive sur l’avenue Bourguiba, l’artère principale. «C’était incroyable. Manifester sur l’avenue, c’était un tabou. C’est comme si on avait cassé un rempart», s’émerveille encore ce militant de gauche de 41 ans. Syndicaliste étudiant, il a payé son engagement de dix mois de prison en 1999.
Les avocats Abdennaceur Laouini (à gauche) et Sami Triki, devant le ministère de l’Intérieur, le 14 janvier.
Cette année, il a récupéré le passeport dont il était privé, et voyagé. Il s’est présenté aux élections, sur une liste non partisane, mais a échoué. Il se désole de la victoire des conservateurs d’Ennahda et du piteux état de la gauche. «Je reste optimiste. Le processus révolutionnaire affronte des obstacles, mais il apprendra à évoluer pour ouvrir de nouvelles brèches et construire une démocratie sociale originale.»
Retour sur l’avenue. La marche se termine devant le ministère de l’Intérieur, tout au bout. Sami Triki fait aussi partie de ces avocats en première ligne. Aujourd’hui, il est responsable des jeunes d’Ennahda et membre du bureau politique du parti islamiste. «Avant, j’étais sous pression. Aujourd’hui, je milite au sein d’un parti avec une liberté absolue d’expression», se réjouit-il. L’ombre au tableau: l’unité du 14 janvier est devenue bipolarité. «L’une des forces de la révolution tunisienne, c’est qu’elle n’avait pas de couleur politique. Le jour où la droite et la gauche se sont unis, la dictature a chuté. Malheureusement, aujourd’hui, nous sommes en train de vivre une mésentente», regrette le jeune homme.
Au départ, Alia Ben Aba était venue à la manifestation pour accompagner sa fille, «pour la protéger». Arrivée devant le ministère vers 10 heures, elle scande les slogans, comme les autres. Se galvanise peu à peu. «J’étais comme droguée, raconte cette femme au foyer plutôt aisée. C’était un ras-le-bol total. On en avait marre des Trabelsi [la belle-famille du président, accusée d’avoir pillé le pays, ndlr] ».
Aujourd’hui, Alia a «vraiment peur». La révolution, elle n’y croit plus. «C’était un coup monté par les Etats-Unis pour imposer les islamistes», croit-elle, amère. Mais elle ne regrette pas: «Au moins, aujourd’hui, on n’a plus peur, on a pris confiance en nous.»
Zoubeir Souissi / Reuters
Lamine Bouazizi arrive à Tunis vers 11 heures. Ce syndicaliste nationaliste a fui Sidi Bouzid, où il réside. «La police et l’armée avaient déserté la ville. Je craignais des attaques contre les gens politisés, mes amis m’ont conseillé de partir», raconte ce protagoniste du soulèvement dans la petite ville. En romançant l’histoire de Mohamed Bouazizi, il participa à lancer la dynamique.
La suite l’a dépassé. Chercheur à l’institut du patrimoine, Lamine est en train d’écrire un article sur le 14 janvier. «C’est le point d’interrogation de la révolution. Ce n’est pas le peuple qui a chassé Ben Ali. Ce jour-là, beaucoup d’acteurs cachés sont entrés dans le processus, pour avoir leur part du gâteau dans la gouvernance. Pour moi, c’est un jour de contre-révolution», tranche-t-il. Comme tout le monde à Sidi Bouzid, il aimerait que l’histoire retienne plutôt la date du 17 décembre, le jour où Bouazizi s’est immolé par le feu.
-> Sur ce qu’on sait du 14 janvier, lire l’enquête de Médiapart, la version de Ben Ali livrée au site et le récit qu’en a fait hier Mohamed Ghannouchi, alors Premier ministre.
Aux alentours de 14 heures, Malek Khadhraoui (lire le portrait ici) atterrit à l’aéroport de Roissy, en provenance d’Egypte. Il attend un avion qui doit l’emmener à Tunis mais qui ne décollera jamais. Membre de Nawaat, collectif de blogueurs qui jouera un rôle important pour diffuser les vidéos amateur hors de Tunisie, il suit les événements sur son téléphone. «J’étais en charge du compte Twitter de Nawaat. J’appelais des amis, des contacts sur place pour l’alimenter». C’est au bout du fil qu’il vit le moment où la foule chante un puissant «dégage» à Ben Ali. «J’étais très ému».
Depuis, Malek a quitté Paris, où il vivait depuis 1995, pour revenir à Tunis. Fini le job alimentaire : le militant bénévole est devenu chef de projet pour Nawaat. Et les projets ne manquent pas: campagne de soutien aux blessés de la révolution, formations au journalisme citoyen, etc. «J’ai l’impression de revenir dans la vie dans laquelle j’aurais dû être. C’est aussi comme ça que je voyais la Tunisie dans laquelle je voulais vivre.» Fasciné «par la libération de la parole et l’émergence de l’opinion publique», il se dit optimiste pour l’avenir.
Vers 14h30, ça commence à chauffer sur Bourguiba. Le cortège funéraire d’un martyr approche de l’avenue. La foule commence à s’agiter, à s’en prendre aux locaux du ministère. La police tire les gaz lacrymogènes. S’ensuivra des heures d’affrontements entre la police et les manifestants. «Bro» en était. «C’était la guerre, se souvient-il. Nous avec des pierres et des cocktails molotov, eux avec du gaz lacrymogène périmé et des balles.» Le jeune homme a vu le photographe Lucas Mebrouk Dolega recevoir une grenade à tir tendu en pleine tête. Il en est mort. «J’avais un esprit de revanche, je n’étais plus moi-même. Avec des copains, on a couru derrière les flics. L’un d’eux est tombé par terre, on l’a roué de coups, même au visage. On aurait pu faire une connerie.»
Zohra Bensemra / Reuters
La police, ce viragiste la déteste. Au stade de foot, où ce supporter de l’Espérance de Tunis va se défouler tous les week-ends, les agents répriment dur. Pas le droit aux banderoles, aux fumigènes, ni même aux écharpes aux couleurs des groupes d’ultras. Depuis la révolution, les viragistes ont récupéré la liberté de supporter. A part ça, «j’ai rien vu de la révolution, sauf des hommes en costard qui veulent en profiter, estime Bro, qui n’a pas voté. Un an et on n’a pas encore fait le procès d’un seul policier qui a tiré».
A 18h50, la télé nationale annonce que Ben Ali a quitté la Tunisie. Dix minutes plus tard, Abdennaceur Laouini brave le couvre-feu et va crier sa joie sur l’avenue Bourguiba déserte. Le moment a été immortalisé dans une vidéo restée célèbre.
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«J’étais saoul de liberté. Je voulais fêter cet événement tout de suite, dans le lieu qui avait vu la dernière partie contre Ben Ali. Je pensais que j’allais lancer la fête, que d’autres allaient me rejoindre». Il restera seul, les gens se terrent chez eux, apeurés par les coups de feu qui retentissent un peu partout. «C’est dommage, car notre peuple a été privé de célébrer sa victoire jusqu’à maintenant», regrette Laouini.
Pour ce 14 janvier 2012, les nouvelles autorités ont prévu une amnistie et une cérémonie officielle. Plusieurs dirigeants arabes ont été invités. Le peuple, lui, hésite pour le moment. Des expositions sont organisées. Des appels à venir se souvenir, avenue Bourguiba, circulent sur Facebook. Cette fois, les manifestations sont autorisées.