Tunisie , L’armée tire les ficelles en coulisse

Tunisie , L’armée tire les ficelles en coulisse

Pressés par le temps, les «nouveaux» dirigeants politiques tunisiens s’efforcent de reprendre en main la situation en Tunisie, confrontée au désordre et aux pillages déclenchés par la chute et l’exil de Zine El Abidine Ben Ali.

Ainsi, trois comités, l’un chargé de proposer des personnes pour former un gouvernement d’union nationale, l’autre pour examiner les exactions et dérives sécuritaires et le dernier sur les accusations de corruption de l’ancien régime, seront mis en place par le Premier ministre Mohammed Ghannouchi, lors d’une réunion avec des représentants des partis politiques et de la société civile.

Fouad Mebazaa, le président par intérim, avait indiqué juste après son «investiture» que tous les Tunisiens sans exception et sans exclusivité seront associés au processus politique.

Faire face aux intégristes

Une porte ainsi grande ouverte pourrait être fatale à la Tunisie en face des intégristes islamistes. Leur leader en exil, Rached Ghannouchi, s’est empressé d’ailleurs d’annoncer son retour au pays juste après la chute de Ben Ali. Le président du mouvement islamiste Ennahda a indiqué dans une déclaration à la presse qu’il voulait figurer dans le gouvernement d’union nationale qui se prépare en Tunisie.

Mais Ghannouchi ne sera sans doute pas le bienvenu en Tunisie, où il a été condamné par contumace à la réclusion à perpétuité en 1991 pour complot contre l’ex-président Ben Ali – une affaire qui lui avait valu l’exil deux ans plus tôt. L’autre facteur qui plaide en sa défaveur c’est la non-participation de la mouvance aux dernières manifestations.

Des témoignages font état de l’absence des militants de la mouvance dans les manifestations et leur présence était plutôt discrète. Mais force est de dire qu’il est certain que les islamistes cherchent à instrumenter la révolte et que la mouvance a toujours des implantations dans le sud de la Tunisie.

Mais il faudrait compter sur la vigilance des responsables en place et reconnaître aussi que la majorité des Tunisiens ne veut pas entendre parler de l’islamisme. Sur ce plan, deux principaux dirigeants de l’opposition, Mustapha Ben Jaafar, chef du Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL), et Néjib Chebbi, chef historique du Parti démocratique progressiste (PDP), se sont dits prêts à collaborer avec le Premier ministre pour former un gouvernement de coalition nationale.

Les négociations politiques pour former un gouvernement de transition ont commencé il y a plusieurs heures à Tunis. Vendredi matin déjà, avant même le départ du président Ben Ali, le ministre des Affaires étrangères, Kamel Morjane, avait envisagé cette solution : «Avec le comportement de gens comme M. Néjib Chebbi, je crois que c’est faisable, c’est même tout à fait normal.»

«La Tunisie n’y a pas été préparée. C’est pourquoi un gouvernement d’union nationale peut permettre l’émergence d’une relève politique, qui libère les énergies, revivifie les institutions et amène à l’élection d’un parlement», a déclaré Chebbi.

«A part cette relève, je ne vois pas à quoi peut aboutir ce mouvement. Il peut aboutir à un coup d’Etat qui nous ferait perdre du temps ou alors à un chaos qui n’est bon pour personne.» Ce juriste de formation estime tout de même que l’opposition est désunie.

Car elle est coupée de l’opinion publique. Mais la libération des énergies va obliger cette opposition à s’aligner sur des positions communes pour présenter une alternative crédible, avait-il prédit. «Les chefs sont soumis au verdict de l’opinion publique. S’ils ne s’unissent pas sur ce que veut cette opinion publique, ils seront dépassés.»

La rue à l’écoute des consultations pour le gouvernement

Dès l’entame des consultations, des voix se sont élevées pour le dénoncer. «Pourparlers limités, démocratie boiteuse», ont immédiatement réagi des manifestants à Regueb (centre-ouest),

une localité qui a connu de violentes émeutes. En effet, ils étaient environ 1500 manifestants à avoir défilé dimanche matin pour réclamer un véritable changement. «Nous ne nous sommes pas révoltés pour la formation d’un gouvernement d’union avec une opposition de carton-pâte», ont-ils scandé, avant d’être dispersés par l’armée qui n’a pas recouru à la violence.

Calme précaire

Hier, l’armée a été déployée dans les rues de la ville, survolée par des hélicoptères pour tenter d’éviter les violences des pillards, souvent désignés par la population comme des partisans de Ben Ali.

Dans la nuit de samedi à dimanche, peu de scènes de violence ont été signalées, contrairement à la nuit précédente marquée par des tirs nourris. Des médias tunisiens faisaient le relais entre les populations et l’armée pour signaler des personnes en danger à secourir. Les habitants de Tunis ont passé cette nuit terrés chez eux, pendant que des hélicoptères de l’armée survolaient les toits.

Mais les témoignages évoquant des violences encore nombreuses avec la multiplication d’alertes sur des mouvements de véhicules suspects circulant à vive allure, dont les occupants tiraient sur les maisons. Un témoin a même évoqué une ambulance transportant des hommes encagoulés et armés. Dimanche matin, la capitale et sa banlieue se sont réveillées dans le calme.

Le dispositif de sécurité, bloquant l’avenue Bourguiba dans le centre, a été un peu allégé avec la levée des barrières dressées la veille au travers des rues d’accès et une présence policière plus discrète. Néanmoins, le sentiment d’insécurité gagne les habitants de la ville qui, en plus des médias dont la télévision,

ont eu recours à l’internet pour se passer le mot. «Les militaires font appel aux comités de sûreté civils dans les quartiers. Gardez le numéro de téléphone de vos voisins et appelez-les en cas d’alerte», est-il relevé sur un site. A l’aéroport, au moins un millier de personnes ont passé la nuit à cause du couvre-feu.

En pleine nuit, ce sont des hommes en civil, mais munis de fusils d’assaut, qui ont veillé à ce que personne ne sorte de l’enceinte. De nombreux témoignages attribuent les pillages et exactions de ces derniers jours à des membres de l’appareil sécuritaire, liés à l’ex-président qui chercheraient à créer le chaos en semant la panique, pour favoriser son retour.

«Il ne faut pas négliger le pouvoir de nuisance de la sécurité présidentielle qui était dirigée par le général Ali Sériati, elle comptait des milliers de fidèles de Ben Ali», commente, sous le couvert de l’anonymat, un connaisseur des arcanes de l’ancien pouvoir.

Face à ces violences, des habitants ont tenté de s’organiser en comités de défense. Le principal syndicat du pays, l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) a appelé samedi soir sur la télévision nationale à la formation de comités de vigiles «pour que les gens puissent se défendre eux-mêmes».

Sur un autre plan, un manque de vivres commence à se faire sentir à Tunis. Quelques rares cafés ont rouvert. Au marché central, un bon quart des étals étaient approvisionnés dimanche matin en fruits et légumes mais les clients se plaignaient d’une soudaine montée des prix.

L’armée en mesure de jouer un rôle modérateur

L’armée tunisienne est en mesure de jouer un rôle de modérateur, selon des observateurs qui expliquent que les militaires tunisiens avaient refusé de tirer sur les manifestants pendant les heurts violents qu’a connus le pays, trois semaines durant.

«C’est l’armée qui a lâché» le président Ben Ali et elle peut être un «élément stabilisateur» pour sortir du chaos, a indiqué l’ex-chef d’état-major français et ex-ambassadeur en Tunisie, l’amiral Jacques Lanxade. «C’est l’armée qui a lâché Ben Ali quand elle s’est refusée, à l’inverse de la police du régime, de tirer sur la foule», a-t-il dit à la presse.

«Chef d’état-major de l’armée de terre, le général Rachid Anmar a démissionné en refusant de faire tirer l’armée et c’est probablement lui qui a conseillé à Ben Ali de s’en aller», a ajouté l’amiral. «L’armée qui – même sous Ben Ali – a toujours été tenue à l’écart de la politique et n’était pas partie prenante dans la direction des affaires du pays, est une armée assez républicaine. Je crois que l’armée est un élément stabilisateur et modérateur.

Ce n’est pas une armée de coup d’Etat», dit-il. «Mais il ne faudrait pas que, faute de trouver une organisation politique pour assurer la transition, l’armée soit obligée d’apparaître en première ligne. Il ne me semble pas que l’on aille dans ce sens-là et l’armée n’y pense pas du tout», ajoute-t-il

L’ex-chef de la sécurité arrêté

L’ex-chef de la sécurité du président tunisien déchu Ben Ali, le général Ali Sériati, a été arrêté dimanche après avoir été formellement accusé d’être le responsable des exactions de ces derniers jours contre la population. Une source officielle non identifiée citée par l’agence TAP a indiqué qu’il avait été établi que cet homme clé de l’ancien régime était derrière les milices responsables des désordres récents dans la capitale et d’autres villes du pays.

Plusieurs témoignages avaient attribué les pillages et exactions de ces derniers jours, notamment à Tunis et sa banlieue, à des membres de l’appareil sécuritaire liés à Ben Ali et cherchant à créer le chaos pour favoriser son retour. L’ex-président, cédant à la pression de la rue, a fui vendredi en Arabie saoudite.

Par Mohamed Zemmour