Tunisie : La justice spécialisée se penche sur les crimes de Ben Ali

Tunisie : La justice spécialisée se penche sur les crimes de Ben Ali
Le procès pour le meurtre d’un opposant sous la dictature de Zine el Abidine Ben Ali s’est ouvert mardi en Tunisie, une première dans le cadre du processus de justice transitionnelle instauré après la révolution de 2011 pour juger les crimes du passé.
Kamel Matmati, un membre du mouvement islamiste Ennahdha alors réprimé par le régime Ben Ali, a été arrêté le 7 octobre 1991 à Gabès (sud) et torturé à mort en prison peu après. Sa famille l’a longtemps considéré comme disparu et n’a toujours pas récupéré son corps. Sept ans et demi après la révolution, le procès s’est déroulé dans une salle comble, mais en l’absence des accusés, a constaté une journaliste de l’AFP. Après une journée d’audience émouvante, qui a permis d’éclairer les exactions policières, la cour a fixé la prochaine audience au 10 juillet, s’engageant à s’assurer que les accusés soient dûment convoqués, sans préciser si des mandats d’arrêt ou demandes d’extradition seraient délivrés.

– « Non à l’impunité » – 

Des tentes ont été dressées devant le tribunal et plus de 150 personnes ont manifesté avant l’ouverture, scandant « Non à l’impunité », « Justice équitable = pays sécurisé ». Outre Ben Ali, exilé en Arabie saoudite, douze ïBIEN: 12û accusés dont son ministre de l’Intérieur Abdallah Kallel et Mohamed Ali Ganzoui, ancien chef de la Sûreté, sont poursuivis pour homicide, torture ou disparition forcée. « Nous voulons que ceux qui l’ont tué, torturé, soient jugés », a déclaré à l’AFP l’épouse du disparu, Latifa. « Nous sommes passés par des années terribles. Le plus dur est de ne pas avoir sa dépouille (…). Mais il y a une joie aujourd’hui, parce que finalement la vérité va être dévoilée », a-t-elle ajouté. Ben Ali et certains piliers de son régime policier ont déjà été condamnés à des années de prison dans des procès menés immédiatement après la révolution de 2011, qui ont été critiqués pour leur approche expéditive et parfois politique. Depuis, l’Instance Vérité et Dignité (IVD) a été laborieusement mise en place en 2014 pour rendre justice aux victimes des violations des droits de l’Homme sous les régimes ayant suivi l’indépendance et durant les troubles post-Révolution. Elle a le mandat d’enquêter sur des viols, meurtres, tortures ou faits de corruption entre 1955 et 2013, de faire entendre voire indemniser les victimes et de préconiser des mesures pour que cela ne se reproduise plus. Treize tribunaux spécialisés ont été créés. Le procès de mardi est le premier devant l’un d’eux dans ce processus de justice transitionnelle. Il a été instruit par l’IVD qui a apporté notamment des documents manuscrits montrant l’implication des plus hauts responsables de l’Etat.

– « Je le cherchais partout » – 

Pour l’ONG Human Rights Watch (HRW), « si le pouvoir judiciaire, l’un des piliers des dictatures passées, peut obtenir que les responsables rendent des comptes de façon équitable pour des cas aussi symboliques, cela sera une grande avancée pour la démocratie en Tunisie — et un exemple pour la région ». C’est « l’occasion pour la justice de prouver son indépendance », après des procès peu satisfaisants dans la foulée de la révolution, a estimé Emna Guellali, directrice de HRW en Tunisie. Lors des premières auditions publiques de l’IVD en novembre 2016, Latifa Matmati avait raconté comment son mari a été arrêté sur son lieu de travail, et jamais revu depuis. Après des années à le chercher désespérément d’une prison à l’autre, elle a appris qu’il avait en fait rapidement succombé sous la torture. « J’ai cherché dans tous les postes de police et dans toutes les prisons », a raconté lors de l’audience mardi la mère du disparu, Fatma. « Durant des années je le cherchais partout, en hiver mon safsari (voile traditionnel) était trempé par la pluie, et en été par la sueur ». « Je veux savoir où mon fils est enterré et prier pour lui ». L’IVD, qui joue un rôle crucial dans la transition démocratique, a reçu plus de 62.000 dossiers, et renvoyé à ce jour 32 cas aux tribunaux spécialisés. Critiquée pour sa lenteur, l’instance a fait face à des réticences politiques avec le retour au pouvoir de responsables de l’ancien régime, mais aussi à des différends internes et au manque de coopération d’organes étatiques.
Écrit par Kaouther LARBI / AFP