Tunisie, la démocratie confisquée ?

Tunisie, la démocratie confisquée ?

Par Hassane Zerrouky

«La religion a investi massivement le champ du débat social et politique», estime, dans un entretien au quotidien La Presse, Yadh Ben Achour, ancien président de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution. «Mais je peux vous dire que dans le contexte qui est le nôtre et avec les menaces qui pèsent aujourd’hui constamment et quotidiennement sur les libertés, nous ouvrons la voie à toutes les dérives possibles et imaginables.

Oui, nous risquons dans peu de temps de nous retrouver dans une dictature pire que celle de Ben Ali, une dictature théocratique. Oui, nous risquons de perdre l’un des acquis les plus chers de la révolution : la liberté d’expression», prévient-il. Dans la Tunisie d’aujourd’hui, derrière la violence médiatisée des salafistes – agressions et menaces contre les femmes, les artistes, saccages d’expositions et de débits de boissons alcoolisées – se profile une reprise en main politico-institutionnelle de l’Etat et de la société par le parti Ennahdha. Ainsi, en plus la loi punissant les atteintes au «sacré», d’un article constitutionnel visant à remettre en cause les droits acquis des femmes, le parti de Ghanouchi, qui a accaparé les rouages de l’Etat, a entrepris de mettre au pas les médias publics sous prétexte d’assainir un secteur encore aux mains de gens ayant «collaboré» avec l’exrégime de Ben Ali. Des patrons de presse, des journalistes ont été dégommés quand ils ne sont pas placardisés. Une émission de télé de Etounsiya suspendue et son directeur incarcéré. Pis, selon le site en ligne tunisien Kapitalis, Lotfi Zitoun, conseiller du Premier ministre Hamadi Jebali, aurait été chargé de confectionner des dossiers pour mettre au pas journalistes et médias anti- Ennahdha. Et ce, sans compter le cas de l’ex-conseiller du président Marzouki, Ayoub Messaoudi, objet de poursuites judiciaires pour diffamation de l’armée et interdit de quitter le territoire. Le parti au pouvoir se défend de vouloir mettre au pas la Tunisie et menacer les libertés. Aux critiques et manifestations des journalistes inquiets pour le devenir de la liberté de la presse, il les invite, trouvaille unique au Maghreb et dans le monde arabe, à «nettoyer» eux-mêmes les médias qui les emploient ! Les femmes qui protestent contre les tentatives de remise en cause du code de statut personnel ? Une minorité, des bourgeoises, selon Ennahdha, lequel a d’ailleurs mis en place sa propre organisation de femmes pour contrer l’Association des femmes démocrates tunisiennes. En outre, le parti islamiste accuse ses adversaires d’appeler l’armée à mettre fin au processus de transition. Et puisque cela ne suffit pas, il sort l’artillerie lourde. Ce vendredi, jour de grande prière, ses militants et sympathisants sont appelés à manifester massivement leur soutien au gouvernement de Hamadi Jebali. Tout se passe dans la Tunisie d’aujourd’hui comme si le gouvernement islamiste tente de détourner l’attention de la population de ses véritables préoccupations. Ainsi, au lieu d’apporter des réponses aux problèmes qui se posent — un chômage qui se développe, une pauvreté en progression, un pouvoir d’achat en nette baisse, une pénurie alimentaire, sur fond de hausse de prix, touchant de nombreux produits — les islamistes au pouvoir font dans la diversion, en tentant de retourner la colère des Tunisiens contre les femmes, les artistes, les intellectuels, les journalistes et les syndicalistes. Ces derniers sont accusés d’empêcher le gouvernement de «travailler» en multipliant les «faux problèmes». Et ce, tout en faisant montre d’un laxisme suspect à l’endroit des dérives salafistes. En bref, dans ce contexte de dégradation socio-politique, certains démocrates tunisiens craignent, à juste titre, un scénario à l’égyptienne. Sur fond de désunion des forces progressistes et démocratiques, Ennahdha, qui bénéficie déjà du soutien de petites formations siégeant dans l’Assemblée constituante, tisse sa toile, pour imposer une Constitution conforme à ses visées stratégiques, et compte s’allier dans une seconde étape aux salafistes et résidus de l’ex-régime de Ben Ali, pour la faire adopter par référendum.

H. Z.