« Chuuuuut ! » Le serveur du café Chaouachine à La Marsa, banlieue huppée de Tunis, fait signe aux irréductibles bavards de se taire. Il est 21 heures et les dizaines de personnes venues ce 12 janvier boire un thé et partager un narguilé scrutent les écrans de télévision.
Dans ce café au style traditionnel et orné de mosaïques murales, seules trois télévisions, branchées sur la chaîne Al Arabiya, troublent le silence en crachant le générique de la série. La chaîne saoudienne basée à Dubai diffuse le premier des trois épisodes de son feuilleton sur le départ de Ben Ali, intitulé « La fuite de Carthage ». Sur un fond musical faussement angoissant, l’épisode s’ouvre sur une scène filmée le 14 janvier 2011 devant le ministère de l’Intérieur.
Les premiers manifestants, dont l’avocate et militante Radhia Nasraoui, venaient d’arriver. Les archives donnent un peu de sérieux à ce docu-fiction aux couleurs criardes et au jeu d’acteur superficiel. Pendant 40 minutes, les téléspectateurs tunisiens ont revécu ce qu’Al Arabiya considère comme les dernières heures de Ben Ali au pouvoir. On y voit un palais de Carthage en ébullition, des ministres sous pression, mais un « Said Rais » (président, en arabe) très sûr de lui. « Cela donne une image d’un président fort qui contrôlait la situation. Or, ce n’était pas du tout le cas », estime Chiheb, 27 ans. Explosions de rires Écrit par Mohamed Hedi Hanechi et réalisé par Madih Belaid, ce feuilleton – dont ni le budget, ni l’audience n’ont été révélés – met notamment en scène l’ancien président avec une diseuse de bonne aventure. On le voit ensuite expliquer à sa fille, arpentant les couloirs du palais, qu’elle va partir « en vacances avec sa mère en Arabie saoudite ». Explosion de rires au café Chaouachine. Et les railleries ne cessent de se multiplier tout au long du film : « Qu’est-ce que c’est que toutes ces scènes de café ? » demande Emna, blouson en cuir cintré, jean moulant et thé à la menthe. Car durant tout l’épisode, les acteurs ne cessent de déguster… leurs tasses de café. Chiheb le déplore, mais avoue « aimer l’idée du feuilleton. Il est important de se rappeler ce qui s’est passé. » Les souvenirs refont surface. Les soirées passées devant Facebook et France 24 pour les uns, les manifestations pour les autres. Le sentiment d’euphorie à l’annonce du départ de Ben Ali, mêlé d’une profonde inquiétude : « Que va-t-il se passer maintenant ? » se demandait ce jeune Tunisien de 27 ans qui vivait à l’époque à Bruxelles. Prématuré « Mais je pense que ce film est un peu prématuré, surtout qu’une question évidente se pose : quelles sont les sources ? » demande-t-il. Petit à petit, la lumière commence à être faite sur cette journée du 14 janvier 2011. Une enquête de Mediapart, publiée le 10 novembre, a tenté de lever un peu d’ombre sur les dernières heures précédant la chute de Ben Ali. L’avocat du président déchu avait alors demandé un droit de réponse, dans lequel Ben Ali se disait victime « d’un coup d’État monté de toutes pièces ». Jeudi 12 janvier, Mohamed Ghannouchi, ancien Premier ministre de Ben Ali, a livré sa version des faits à la télévision nationale tunisienne. Selon lui, le dictateur aurait déclaré dans la matinée du 14 janvier 2011 : « Ils n’arriveront à rien. Quitte à ce qu’on en tue mille, ou plus. » Vendredi, sur son site Internet, Al Arabiya a publié une longue enquête, manière de justifier sa série, qui s’est attiré les foudres des internautes. En moins de 24 heures, plus de 26 000 commentaires y ont été postés. « Le documentaire est nul », peut-on lire notamment sur la page Facebook de la chaîne. Suivi de ces mots : « Al Arabiya, dégage, dégage ! »