Le 17 décembre 2010 débutait à Sidi Bouzid, Kasserine, les révoltes ayant conduit à la chute de Ben Ali. Deux ans après, y-a-t-il péril islamiste en la demeure ? La Tunisie s’est-elle radicalisée en l’espace d’une année ?
Certes, la fin du régime de Ben Ali a levé le couvercle sur une réalité, une face cachée de ce pays, celle d’une grande partie de la population, vivant en marge du progrès et travaillée au corps par les islamistes. Une réalité bien éloignée des clichés modernistes véhiculés par la propagande de l’ex-pouvoir du RCD.
Et que certains démocrates tunisiens refusaient de voir, répétant à l’envi dans les médias français que la Tunisie, grâce à Bourguiba, avait une longueur d’avance sur ses voisins algériens et marocains et que la greffe islamiste ne prendrait pas. Ce qui est en partie vrai. Mais à quel prix ? Une modernisation autoritaire des sociétés qui met entre parenthèses la démocratie et le respect des droits de l’Homme, ne mène pas loin si ce n’est à reconduire les impasses politiques ayant permis aux courants conservateurs et rétrogrades de prospérer, d’instrumentaliser au nom de Dieu la détresse sociale du plus grand nombre à des fins politiques.
Les islamistes, c’est l’ancien qui se meut dans le nouveau
Toutefois, les choses ne sont pas aussi simples, y compris pour ces partis de Dieu, contraints d’accepter le jeu démocratique, non par amour soudain des valeurs de liberté, d’égalité et de démocratie, mais parce qu’ils sont parvenus à la conclusion que la violence djihadiste est contre-productive.
C’est le cas des Frères musulmans en Egypte et de leur branche tunisienne, Ennahdha, lesquels considéraient, il y a quelque temps, que la souveraineté émane de Dieu et non du peuple. Et s’ils ont accepté la démocratie et ses règles, ils n’ont pas pour autant renoncé publiquement à l’idée que la souveraineté ne peut être que divine. Et, partant, que les assemblées élues ne devaient être que souverainement divines ! Aujourd’hui, en Tunisie, les islamistes d’Ennahdha sont au pouvoir, contraints de s’allier à deux partis de centre-gauche, Ettakatol (le Forum démocratique) de Mustapha Benjaafar, actuel président de l’Assemblée constituante, et le Congrès pour la république (CPR) du président Moncef Marzouki.
Autrement, Ennahdha, arrivé en tête des élections législatives en 2011, dans le contexte d’une participation électorale en dessous des 50%, n’était pas en mesure de former à lui seul un gouvernement : il fallait qu’il contracte une alliance. Qui plus est le programme électoral du parti de Ghanouchi – je l’ai eu entre les mains – ne faisait nulle part référence à la religion. Ennahdha s’est présenté aux électeurs comme un parti non religieux, comme l’équivalent de l’AKP en Turquie. De ce point de vue, il rassurait.
Des islamistes fustigeant la lâcheté des régimes arabes sur Gaza quand ils étaient dans l’opposition, mous depuis qu’ils sont au pouvoir !
Choyé par les Etats-Unis, Ennahdha est, aux yeux de l’Occident capitaliste ( loin d’être dupe comme le croient naïvement certains de nos démocrates), une force fréquentable à montrer en exemple ! Au mieux, un parti de centre-droit, genre démocrate-chrétien, au pire un parti conservateur, certes religieux, mais qui aurait rompu avec les idéaux islamistes, comme se plaisaient à le présenter certains spécialistes français et européens du fait islamiste. Mais ne nous y trompons pas, Ennahdha tout comme ses frères égyptiens, c’est l’ancien, le rétrograde, qui se meut dans le nouveau. Un mouvement qui veut concilier l’islam et le marché ! En ce sens, il n’a rien de révolutionnaire : il est, comme on le voit aujourd’hui, profondément réactionnaire, un parti de riches, de millionnaires, aussi prompt que le régime qu’il a contribué à abattre, à se mettre au service de puissances capitalistes. Le cas de Gaza est de ce point vue illustratif ! Quand les barbus étaient dans l’opposition, ils n’arrêtaient pas de fustiger les régimes arabes égyptien, syrien, algérien, coupables de lâcheté envers Israël. Aujourd’hui que les islamistes sont au pouvoir en Egypte, en Tunisie et ailleurs, ils sont, comme on le dit, mous du genou vis-à-vis de «l’ennemi israélien» (al âadou el-israïli). Egyptiens, Saoudiens et Qataris, obéissant au doigt et à l’œil au maître américain, ont intimé, je dis bien intimé, au Hamas palestinien et à son allié le Djihad palestinien, d’accepter une trêve avec Israël, de crainte que la région ne s’embrase. N’eût été la situation syrienne, prioritaire stratégiquement pour Barack Obama et ses alliés saoudiens et qataris, Washington aurait laissé Israël écraser le Hamas. Aussi doit-on noter que l’arrivée des islamistes au pouvoir en Egypte en Tunisie, au Maroc mais aussi en Libye, n’a pas changé la donne proche-orientale : Israël poursuit méthodiquement la colonisation de la Cisjordanie occupée sans que cela offusque l’Egypte ni les pétromonarchies, le Qatar en tête ! En revanche, à l’égard des crimes commis par le régime de Bachar Al- Assad, tout ce beau monde sort ses griffes et montre ses crocs !
L’histoire n’est pas linéaire
Poursuivons. L’histoire n’est pas linéaire comme se plaisait à le rappeler un certain Lénine. Elle est complexe, faite de «zig-zags», de haut et de bas. Aujourd’hui, les islamistes, dit modérés, sont contraints de débattre, et partant, de ruser, d’user d’artifices, de dépenser beaucoup d’argent, pour faire accepter pacifiquement leur projet rétrograde. Ainsi, le mot d’ordre «l’Islam est la solution» ne prend plus. Et de ce point de vue, l’Egypte et la Tunisie, pays où les partis islamistes qui n’ont pas renoncé aux fondamentaux politico-religieux qui sous-tendent leur stratégie de conquête du pouvoir, en sont de parfaits exemples. Et Mohamed Morsi une parfaite illustration. Pour rappel, il a été élu avec moins de 25% des voix. Au premier tour de l’élection présidentielle, il ne devançait que de 800 000 voix Hamdeen Sabahi, le candidat de la gauche marxiste, arrivé en troisième position derrière Ahmed Chafiq le candidat de l’armée. Hamdeen Sabahi, aujourd’hui leader du Front national égyptien et principal opposant à Morsi, avait pourtant inscrit dans son programme la justice sociale et la séparation du politique et du religieux. Il n’en reste pas moins que Morsi veut passer en force pour imposer une Constitution à connotation islamo-rétrograde, et se heurte à une très forte opposition. En Tunisie, on est dans un cas de figure un peu différent, en ce sens que Ennahdha, malgré l’argent du Qatar et de la bourgeoisie commerçante pieuse, n’a pas la puissance des Frères musulmans égyptiens. Un an après la victoire d’Ennahdha aux élections de l’Assemblée constituante dans un contexte de faible participation électorale, une grande partie des Tunisiens réalise que le parti de Ghanouchi n’a pas tenu ses promesses d’amélioration sociale.
La Tunisie n’est pas l’Égypte
Mieux, et c’est ce qui différencie la Tunisie de l’Egypte, ceux qui ont sonné récemment la révolte contre Ennahdha sont les mêmes que ceux qui ont fait tomber Ben Ali. Ce ne sont pas les habitants des beaux quartiers de Tunis, de Sousse, Monastir, Sfax, qui sont sortis dans la rue crier leur colère, mais les pauvres de Siliana, Sidi Bouzid, Kasserine, Gafsa, à savoir les couches populaires, scandant «nous voulons du boulot bande de voleurs» ! C’est aussi le syndicat UGTT, ciblé par Ennahdha, qui fait peur aux islamistes dits modérés, qui vient de contraindre le gouvernement à majorité islamiste de reculer. Ce sont ces Tunisiennes, nombreuses, qui refusent le diktat des salafistes. Durant l’été dernier et l’automne, la multiplication des incidents, aussi spectaculaires que violents, sur fond de surenchère identitaire et religieuse, donnait de la Tunisie une image d’un pays sombrant sous la coupe des fanatiques. Des médias français affirmaient sans l’ombre d’un doute que des milices salafistes occupaient l’espace, fermaient les débits de boissons alcoolisées, intimant aux femmes le port du voile, que les femmes portant le niqab étaient plus nombreuses que celles sortant la tête nue, qu’aucun couple, qu’aucune Tunisienne, ne se hasardait à s’attabler sur les terrasses des cafés de l’avenue Bourguiba, à l’entrée de la Casbah, de la rue de Paris, de la Marsa, voire même à Sidi Bou Saïd. Que le port des jupes courtes ou des jeans était désormais banni, voire que les Tunisiennes rasaient les murs en se rendant au travail ou à l’université. Que des «milices islamistes » veillaient et sévissaient pour faire régner l’ordre islamiste. Il n’en est rien. Pour s’en convaincre, il suffit de se promener dans les rues de Tunis, de la Marsa… d’ouvrir les yeux, de discuter avec les femmes, et pas seulement celles qui se battent, pour avoir une image de ce pays, loin des raccourcis véhiculés par les médias, surtout français, qui aiment à montrer que la société tunisienne s’est islamisée. La pression sur les femmes existe. On l’a vu dans le cas de l’Université de la Manouba où un courageux recteur, soutenu par les enseignants et l’écrasante majorité des étudiants, a interdit l’entrée des salles de cours aux étudiantes portant le niqab. Les faits lui ont donné raison : aux élections universitaires de mars 2012, sur les 284 sièges en lice aux conseils universitaires des 40 établissements universitaires du pays, l’UGET (Union générale des étudiants tunisiens, qui avait subi les foudres du régime de Ben Ali, plusieurs de ses militants ayant été arrêtés et torturés), a raflé 250 sièges sur les 289 en lice, ne laissant que des miettes au syndicat islamiste UGTE (Union générale tunisienne des étudiants) organisation affiliée à Ennahdha. Pour ce qui est de l’université de la Manouba, l’UGET a raflé les trois sièges en jeu. C’est dire. En Tunisie, plus qu’en Egypte, «est-ce que tout est joué» ? Question que je me posais dans le Soir d’Algérie après la victoire électorale d’Ennahdha en novembre 2011 ? Comme on vient de le voir, les choses sont plus complexes. Encore une fois, en cette veille du deuxième anniversaire du mouvement protestataire tunisien qui avait débuté le 17 décembre 2010, l’histoire n’est pas linéaire.
H. Z.