L’agitation bat son plein au coeur de l’hôtel Sheraton de Doha. Une soixantaine de journalistes du Golfe se prélassent dans le grand hall de l’hôtel, où se tient le sommet de la réconciliation entre les six pétromonarchies arabes de la région. Revêtus du traditionnel thoub (la robe que portent les hommes au Qatar) tout de blanc immaculé, pieds nus posés sur le canapé, chapelet et thé à la main, ils tuent l’ennui avant que le copieux buffet du soir ne soit servi.
À elle seule, la scène symbolise les profondes contradictions en vigueur dans le pays. En effet, en contrebas de l’immense salle, trois travailleurs camerounais, tee-shirts bleu marine siglés des initiales d’une compagnie d’événementiel, sont terrés entre deux murs pour observer les festivités. Leurs mines effondrées tranchent avec le sourire des invités. Malgré leur carrure imposante, ces employés n’existent pas dans l’assemblée. « Parfois, les Qatariens ne nous répondent même pas », lâche, amer, Anomah, 37 ans, à Doha depuis un an et demi. « Ils sont dans leur monde. »
« Prisonniers »
Ce fatalisme est bientôt bouleversé par l’apparition d’un journaliste français. À sa vue, les trois hommes se précipitent dans sa direction, quitte à bouleverser les règles tacites en vigueur dans le palace. « C’est terrible, nous sommes prisonniers ici. C’est très, très dur pour nous », poursuit Anomah, pas avare de paroles. Sa détresse tranche avec l’espoir qu’a suscité il y a à peine dix-huit mois son départ pour l’émirat. Originaire de Douala, capitale économique du Cameroun, Anomah voit sa vie basculer le jour où il est approché par « un frère » – comprenez un compatriote camerounais. « Il m’a vendu du rêve, avec un salaire minimum de 2 000 dollars », se souvient-il.
Fort de son image de richissime pays investissant massivement en Occident – y compris en rachetant le PSG -, le Qatar séduit le monde entier. Et se voit couronné en obtenant l’organisation de la Coupe du monde de football 2022. « Bien sûr que cela a joué dans notre décision », confie-t-il, embarrassé. Ne comptant qu’une infime minorité de citoyens qatariens (278 000) choyés par l’État, l’émirat requiert les services de travailleurs étrangers (85 % de ses 2,1 millions d’habitants, NDLR). Si les postes de cadres sont réservés aux expatriés occidentaux, la majorité des autres tâches incombe à des travailleurs en provenance d’Asie du Sud-Est. Mais le pays s’ouvre aussi à l’Afrique. Sentant son heure arrivée, le Camerounais parvient à réunir – non sans mal – les 4 000 euros réclamés par son « frère » pour obtenir son visa, et s’envole pour Doha.
450 euros par mois
Sur place, le rêve se transforme pourtant vite en cauchemar. Le car qui l’accueille à l’aéroport évite soigneusement le faste du centre de la capitale pour atteindre un camp perdu en périphérie de la ville. Le luxe des gratte-ciel a cédé la place à de minuscules taudis pour cinq, reliés entre eux par des draps de linge suspendus. « J’étais en fait dans un camp de travailleurs », sourit-il de dépit. « Tout ce que l’on m’avait vendu n’était que mensonges. » Heureusement pour lui, Anomah n’est pas seul. Dans sa chambre ont déjà pris place deux autres « frères » d’infortune : Entekele, 27 ans, et Kouodjou, 25 ans.
Le bus est de retour à l’aube. Tous trois sont conduits en direction du siège d’une compagnie d’événementiel. Leur mission, s’ils l’acceptent, s’occuper de la « logistique » de nombreuses manifestations organisées au cours de l’année à Doha. Ils se voient présenter leur contrat de travail : un CDD de deux ans rémunéré 450 euros par mois. Mais interdiction de changer de travail en cours de route et de quitter Doha. Cette législation draconienne se nomme la Kafala, un système de parrainage qui place les travailleurs étrangers totalement à la merci de leurs employeurs. « Notre entreprise est notre maître. Elle décide de tout pour nous », explique Entekele.
« Sans horaires fixes »
Accusé par de nombreuses ONG de pratiquer une forme d’esclavage moderne, le Qatar a promis d’abolir la Kafala en 2015. Mais ses précédents engagements en la matière n’ont jamais été tenus. Qu’importe, pour Anomah, le rêve qatarien s’est définitivement effondré. « Soit on accepte de se faire avoir, soit on rentre chez nous. » Les voilà engagés dans deux années de travail effréné. Et, au Qatar, les 35 heures ne sont pas d’actualité. « Nous sommes sans horaires fixes, sans tâche fixe, mais avec des salaires fixes », ricane Entekele, de dépit. La veille, les trois employés ont quitté l’hôtel Sheraton à trois heures du matin, avant de recommencer la journée dès huit heures en transportant de lourdes charges. « Ce n’est pas humain », insiste Anomah. « Au moins, en Europe, on peut faire ses preuves et progresser. Ici, nous sommes véritablement prisonniers. C’est terrible. »
Plaisirs discrets
Leur sort est pourtant un peu plus « enviable » que celui de milliers de travailleurs en provenance d’Asie du Sud-Est, sommés de travailler sous une chaleur de plomb pour construire les futurs stades de la Coupe du monde. En 2013, le quotidien britannique The Guardian révélait que quarante-quatre ouvriers népalais étaient morts sur des chantiers qatariens entre juin et début août 2013. Selon la Confédération internationale des syndicats (ITUC), à ce rythme, au moins quatre mille d’entre eux pourraient perdre la vie d’ici 2022.
Si Anomah, Entekele et Kouodjou assurent n’avoir que le « sommeil pour ami », les trois Camerounais s’autorisent parfois quelques petits plaisirs discrets. La plage, le vendredi – jour chômé au Qatar -, à l’abri des nombreux regards indiscrets. « On ne peut même pas parler aux filles ici », regrette Anomah. « Tout se fait en cachette. » Il avoue se rabattre, parfois, sur des prostituées, mais n’a pas l’argent pour s’offrir les services des Libanaises, les plus prisées. « Les nôtres sont exclusivement asiatiques », précise Kouodjou.
Son regard de poupon s’assombrit de nouveau. Et le malaise ne fait que s’amplifier en apprenant que le journaliste français, présent à Doha depuis deux jours, rentre à Paris dès le lendemain, les abandonnant à leur triste sort. Heureusement, une sonnerie de portable les délivre de l’embarras. Le message provient du Cameroun. Et arrache enfin un sourire au benjamin de la bande. « C’est ma famille, je lui envoie de l’argent tous les mois », annonce fièrement Kouodjou. Le jeune homme sait bien qu’il ne lui reste plus que six mois de calvaire avant de rentrer au pays. « Au moins, on pourra avertir nos frères de ce qu’est réellement le Golfe » .