La guerre au Mali, le conflit latent du Sahara occidental et les risques d’infiltration de groupes terroristes conditionnent la vie quotidienne dans le sud-ouest algérien.
Tindouf (« la Moelleuse » en berbère), l’oasis qui plonge ses racines dans la préhistoire, ancienne plateforme commerciale importante située sur la route du sel et où s’échangeaient or, sel et esclaves, est devenue la place forte du grand sud-ouest algérien. Une mégagarnison à ciel ouvert. Ici, la concentration des forces armées relève aussi bien du secret d’Etat que des secrets de Dieu. Impénétrables.
« Les militaires ? Il y en a assez pour faire quatre fois le tour de Tindouf », lance Ali, taximan, fils d’un député, en désignant du doigt des camions de l’armée stationnés en bordure de la RN50 Tindouf-Béchar. « Ce sont les camions navettes de l’ANP [armée nationale populaire], ils font du ‘ramassage’de militaires. Les taxis ne pouvent pas aller plus loin. Ils laissent les soldats sur le bas-côté et l’armée les achemine ensuite vers leurs bases et leurs casernes tapies dans la hamada [plateau rocailleux et désertique à la frontière avec le Maroc]. »
L’armée a fait la ville. Elle est le seul employeur de la région. Tout ou presque est construit ici par, avec et pour les dizaines de milliers de militaires. Les longues files de bidasses en permission devant les DAB [distributeurs automatiques de billet] des bureaux de poste témoignent du caractère de ville-garnison de Tindouf.
Dans les cafés toujours bondés des vieux quartiers de R’madine et Laqsabi, plus animés que ceux de la nouvelle ville de Tindouf-Lotfi, les regards sont scotchés sur les postes télés qui déversent en continu informations et images à fort potentiel anxiogène [la guerre au Mali et ses ramifications].
Trois frontières mouvantes et instables
Choc thermique : située aux portes du Tanezrouft [« désert » en berbère], le « pays de la soif » – un désert absolu de 600 kilomètres du nord au sud, à cheval sur l’Algérie, le Mali et la Mauritanie -, Tindouf bénéficie d’un microclimat grâce aux vents d’ouest soufflant de l’océan Atlantique, rugissant à 300 kilomètres de là, et qui font chuter les températures.
Enième guerre oblige, l’état d’alerte générale monte d’un cran dans et autour de Tindouf (159 000 kilomètres carrés) avec ses trois frontières, mouvantes et instables, avec le Maroc (416 kilomètres), le Sahara occidental (42 kilomètres) et la Mauritanie (460 kilomètres). Même si cet état d’alerte est de rigueur depuis des décennies, conséquence du conflit avec le Polisario [mouvement créé en 1973 et qui revendique l’indépendance du Sahara occidental].
Tindouf, marquée au fer rouge par la confrontation, accueille les institutions de la RASD [République arabe sahraouie démocratique proclamée en 1976 par le Polisario] et cinq camps de réfugiés sahraouis disséminés à l’intérieur des terres et totalisant une population avoisinant les 160 000 personnes, selon le Polisario (90 000, selon l’Agence des nations unies pour les réfugiés). Le nombre de réfugiés dépasse ainsi, et de loin, la population de la ville : 59 000 habitants recencés 2011.
ONU – Le recensement des réfugiés à Tindouf
« Avant de balancer la moindre information, on y réfléchit à deux fois », confie le chef de bureau de l’APS [Algérie presse service]. Le moindre fait divers rapporté par la presse locale, précise-t-il, est exploité par la propagande marocaine. « Exemple : une manifestation récente de Sahraouis dans un camp de réfugiés, à la suite de la décision des autorités de limiter la quantité de carburant servie à la pompe, a donné du grain à moudre à la presse marocaine, qui s’en est saisie pour prétendre que les réfugiés sont maltraités. »
Le risque d’infiltration terroriste du Mujao [Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest, groupe dissident d’Al-Qaida au Maghreb islamique, dirigé par un Mauritanien, Ahmed Ould Kheirou], composé de Mauritaniens [de Maliens et de Nigériens], la hantise des espions marocains et autres Sahraouis, militants promarocains embusqués venus exécuter des opérations d’éclat au service de la propagande makhzénienne [référence au Makhzen, expression désignant la monarchie et les autorités marocaines], conditionnent les réflexes et instillent la paranoïa.
Un laissez-passer est indispensable
Les barrages de la gendarmerie, de la police, des douanes et de l’Armée nationale populaire sont omniprésents, impossibles à éviter aux entrées et sorties de la ville. Les passagers des bus en partance ou en provenance de Béchar, à 800 kilomètres au nord-est, sont fouillés ainsi que leurs bagages. Des herses et des blocs en béton ceinturent les bâtiments de la Minurso [Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental], dans le centre-ville, et barricadent les entrées des principaux édifices abritant les forces de sécurité. Des pans entiers du vieux quartier de Moussani, où se trouve le siège du commandement du secteur opérationnel, sont fermés aux citoyens. Les zones frontalières, déclarées zones militaires, à l’ouest et au sud-est de Tindouf, s’élargissent, au grand dam des nomades, qui voient leur espace de vie se rétrécir comme peau de chagrin, et des Tindoufis, citadins habitués à bivouaquer le week-end dans la hamada.
Pour pouvoir emprunter l’extension de la RN50 vers Adrar [dans l’est du pays], un laissez-passer est indispensable. Aux réfugiés sahraouis ainsi qu’aux travailleurs algériens et étrangers, des sauf-conduits sont accordés pour une durée n’excédant pas un mois. Les « gringos » nationaux [venant du nord] ou étrangers sont soumis à de brefs interrogatoires. A l’aéroport et même dans le hall des hôtels. Objet de la visite, lieu d’hébergement, ordre de mission : des policiers à cheval interrogent sur le moindre détail. Les humanitaires occidentaux se rendant dans les camps de réfugiés sont acheminés derechef sur le site, sans passer par la ville, et sous bonne escorte.
Tindouf, avec ses deux communes (Tindouf et Oum Lassel), vit aux crochets de la République, tirant sa croissance de la seule dépense publique. Les équipements fleurissent : un centre universitaire flambant neuf, un stade de plus de 40 000 places, des centrales électriques, un théâtre, un musée, des centres de formation, des lycées, des bureaux de poste, une policlinique, un centre de psychiatrie… Et le secteur des travaux publics est en excellente forme. Son directeur est tout fier des « innombrables réalisations » de la wilaya [gouvernorat]. « Même les Américains n’auraient pas construit pareilles infrastructures routières », commente-t-il. Huit cents kilomètres de tapis d’asphalte de Tindouf à Béchar, 300 kilomètres vers Merkala, au nord, 1 000 kilomètres d’extension de la RN50 de Tindouf à Adrar. Et, en cours de construction, 1 000 kilomètres supplémentaires de bitume longeant la frontière mauritanienne et malienne jusqu’à Bordj Badji Mokhtar, au sud-est. Un nouvel axe de circulation réservé à l’armée.