Thierry Meyssan est un journaliste français et président du Réseau Voltaire. Il est connu pour ses articles et positions polémiques sur les questions internationales et les conflits armés. Il a été un des journalistes à avoir ouvert la polémique sur les attentats du 11 septembre 2001 avec son livre intitulé l’Effroyable imposture. Un livre qui a dénoncé cet attentat en le qualifiant de «complot», attribuant la responsabilité à «une faction du complexe militaro-industriel».
Il est très présent dans les médias russes, latino-américains et moyen-orientaux, où il est présenté comme un «dissident» ou un «révolutionnaire». Fondateur du Réseau Voltaire, dont le principal objectif est celui de la «défense de la liberté d’expression et de la laïcité», le journaliste Thierry Meyssan, répond dans cet entretien à plusieurs questions en rapport avec la situation de la Syrie, pays où il effectue, actuellement, une enquête sur les derniers évènements politiques.
Le Temps d’Algérie : Vous êtes un des rares journalistes à être présent en Syrie et à apporter un témoignage décalé sur la situation sur le terrain. Qui croire, M. Meyssan, et quelles sont, selon vous, les raisons du décalage entre la version dominante sur les événements en Syrie et celle de témoins neutres, dont vous faites partie, dont la voix ne porte pas et semble frappée de soupçons de complaisance, y compris au sein même de la corporation des journalistes ?
Thierry Meyssan : Les Occidentaux dominent l’information. Dans les années 1970, l’Unesco a remis en cause cette domination provoquant la furie des Etats-Unis et du Royaume-Uni. Cette tentative a échoué et, au fil du temps, la situation a empiré : aux agences de presse se sont ajoutées des chaînes satellitaires. Désormais, AP, Reuters, AFP, BBC, CNN, France24, Al-Jazeera, Al-Arabiya ont une telle puissance qu’ils peuvent intoxiquer l’ensemble du public.
Ces médias se citent et se répondent, donnant l’impression fallacieuse d’une information recoupée, confirmée.
La situation en Syrie est simple : les puissances occidentales et leurs alliés ont décidé de renverser le gouvernement de Bachar El-Assad et de détruire son pays.
Ils livrent, actuellement, une guerre non-conventionnelle avec des combattants infiltrés qui tentent de provoquer une guerre civile confessionnelle de manière à ouvrir la voie à une intervention militaire conventionnelle. Durant cette période, les Occidentaux montent un dossier juridique contre la Syrie pour légaliser la guerre qu’ils veulent entreprendre. A cette fin, leurs médias inventent une histoire effrayante de révolution et de répression de masse.
Il n’y a aucun rapport entre la fiction développée par les médias impérialistes et la réalité sur le terrain. Ce n’est pas que ces médias ont exagéré des faits, c’est qu’ils les ont inventés.
Comment analysez-vous la situation actuelle de la crise syrienne ? Estimez-vous que les revendications de la population sont d’ordre démocratique où social ?
Il y a en Syrie une opposition intérieure qui milite pour des changements profonds et une alternance démocratique après des décennies de pouvoir du parti Baas. Cette opposition, qui a été réprimée par le passé, participe aujourd’hui au «Dialogue national» : des tables rondes avec le gouvernement qui sont retransmises en direct à la télévision. Les deux parties profitent de la crise pour éliminer l’influence de la vieille garde : pour les leaders de l’opposition comme pour le président El-Assad, c’est le moment des réformes.
Il y a, également, en Syrie un courant takfiriste, très marginal, mais très violent. Il exige que le pays soit gouverné par des sunnites orthodoxes. A l’appel de prédicateurs saoudiens, il entend égorger les «usurpateurs alaouites». Il affirme que, s’il le faut, un tiers des Syriens doit mourir (les chiites, alaouites, druzes, ismaélites, chrétiens…) pour que les deux autres tiers gouvernent sans partage.
Il est probable que s’ils arrivaient au pouvoir après avoir massacré les autres confessions, ils poursuivraient leur épuration en jetant l’anathème sur les autres écoles théologiques sunnites.
Il existe, enfin, une opposition fabriquée à l’étranger et sponsorisée par les Occidentaux pour habiller un «changement de régime». Ces gens ne font pas mystère de leurs ambitions ni de leurs stratégie. Ainsi Abdelhakim Khaddam a déclaré à la presse israélienne qu’il rentrerait en Syrie «sur la tourelle d’un char américain» (sic).
La Ligue arabe a initié une voie de dialogue avec le gouvernement syrien, mais elle a échoué, selon certaines parties, en raison du refus de Damas à appliquer les principes de cette démarche. Quelles sont, selon vous, les raisons qui ont empêché la réussite de la démarche entreprise par la Ligue arabe ?
La Ligue arabe est aux mains de ceux qui la financent : les Etats du Conseil de coopération du Golfe. Elle agit ici comme elle avait commencé à le faire avec la Libye. Elle ouvre la voie à la recolonisation de la région. Si la Ligue arabe avait voulu sincèrement le dialogue, elle n’aurait pas suspendu la Syrie de son organisation avant la fin de la période convenue pour la mise en application des engagements mutuels. La chronologie est indiscutable : ce n’est pas la Syrie qui a rompu le dialogue, c’est la Ligue qui a violé ses propres engagements, puis ses propres statuts.
Quelles seront, d’après vous, les conséquences des sanctions prises par l’Organisation panarabe sur la Syrie. Le peuple syrien sera-t-il touché et à quel degré ?
Ce qui est appelé «sanctions» ne sanctionne rien du tout. C’est un ensemble de mesures pour assiéger la Syrie et l’affaiblir avant de l’attaquer. Elles ne ressortent pas de la diplomatie, mais de l’action militaire préalable.
Les Occidentaux ne peuvent réaliser ce siège seuls.
Ils ont besoin de l’aide des Etats riverains et ils l’ont en partie obtenue. Les mesures de la Ligue arabe s’ajoutent à celles de l’Union européenne et des Etats-Unis. D’ores et déjà, on assiste à un effondrement du niveau de vie, mais à aucune pénurie. En effet, l’import-export est devenu presque impossible avec l’Europe et l’Amérique du Nord, mais la Syrie est autosuffisante en de nombreux domaines, dont l’alimentation. En réponse, la Syrie est en train de créer de nouvelles voies commerciales avec la Chine.
Compte tenu de l’interdiction bancaire, ces échanges ont lieu sous forme de troc. Les besoins des deux pays ne correspondant pas tout à fait, l’Iran joue le rôle de troisième partenaire dans ce troc. Le choc du siège devrait donc être en grande partie amortie dans les prochains mois, seul le tourisme restera sinistré.
Selon vous, pourquoi certains partis d’opposition n’ont pas voulu s’inscrire dans la démarche de réforme entreprise par le gouvernement syrien ? S’agit-il d’un manque de confiance ?
La seule force d’opposition représentative, qui ne milite pas pour une alternance politique, mais pour un «changement de régime»,
ce sont les Frères musulmans. La branche syrienne de la confrérie marche sur les pas de la branche libyenne : dans sa quête du pouvoir, elle a noué une alliance objective avec l’impérialisme. Son programme vise prioritairement à l’établissement d’un régime islamique, tandis qu’elle remet à plus tard la libération du Moyen-Orient, en général, et de la Palestine, en particulier.
Des analystes n’hésitent pas à remettre en cause le «printemps syrien» estimant que le problème syrien, d’ordre interne, est amplifié par des pays connus pour leur volonté de nuire à la stabilité de la Syrie. Quel est votre avis
à ce sujet ?
L’expression «printemps syrien» vise à faire croire en l’existence d’un mouvement populaire révolutionnaire. C’est une pure fiction. Il n’y a eu aucune manifestation importante en Syrie contre le «régime». On assiste, par contre, à de petites manifestations de quelques centaines de personnes au cri de «A mort Bachar !». Elles ne sont pas le fait de démocrates, mais de takfiristes. Et elles ne sont pas réprimées.
Les médias étrangers, notamment les chaînes satellitaires, sont accusés par le gouvernement syrien d’être à l’origine de l’amplification de la révolte populaire. Peut-on croire à cette accusation ? Quelle est justement la part de responsabilité des médias dans la crise syrienne ?
Ce n’est pas exactement cela. Le gouvernement n’accuse pas les médias pro-impérialistes de pousser le peuple à la révolte. Il les accuse de mettre une fiction en image. La plupart des vidéos de téléphones cellulaires qui sont diffusées par ces médias sont des images de fiction.
Souvenez-vous que lors de la guerre contre la Libye, j’avais révélé à l’avance qu’Al-Jazeera avait fait construire un studio à ciel ouvert pour reproduire la Place Verte. Lors de la bataille de Tripoli, Al-Jazeera a effectivement diffusé des images de fiction, tournées dans ce studio, pour faire croire que les «rebelles» étaient entrés dans la ville, alors qu’on en était à la phase de bombardements intensifs et que les «rebelles» ne sont arrivés que trois jours plus tard.
Et vous vous souvenez qu’entre les images de propagande d’Al-Jazeera et la chute de la capitale, Seif el-Islam a été acclamé sur cette place par ses partisans qui ne l’avaient jamais quittée.
Dans cette affaire, les médias pro-impérialistes – dont Al-Jazeera – ont acquis un savoir-faire technique pour créer des mensonges. Et ils ne s’en privent pas.
Selon certaines analyses, les deux véritables révolutions dans le monde arabe sont celles de la Tunisie et de l’Egypte. Dans ces deux cas, les pays occidentaux n’ont pas appelé au départ de Ben Ali et de Moubarak, encore moins à l’intervention étrangère. Les communiqués et les déclarations des officiels occidentaux étaient tellement prudents que des médias ont dénoncé, sinon leur complicité, au moins leur attentisme. A ce propos, il y a lieu de rappeler les déclarations de l’ex-ministre française des Affaires étrangères Michel Alliot-Marie de soutien au régime de Ben Ali dans la répression des manifestants, jusqu’à vouloir dépêcher des avions pleins de bombes lacrymogènes et autres moyens de répression. Qu’en pensez-vous ?
Les Etats-Unis souhaitaient se débarrasser de Ben Ali et de Moubarak qui n’étaient plus assez dociles. Ils ont donc créé les conditions de ces révolutions. Mais lorsqu’elles ont eu lieu, ils ont été dépassés par la colère populaire. Ils ont essayé par tous les moyens de la canaliser, mais les événements leur ont échappé.
Le déclencheur profond de ces révolutions, c’est la spéculation sur les denrées alimentaires organisée par Washington dans les années précédentes jusqu’à provoquer des famines localisées dans ces deux pays. A ce moment, tous les commentateurs politiques ont pronostiqué une révolution. Pourtant, tout le monde a été surpris quand cela a eu lieu parce que personne n’avait anticipé la manière dont les gens réagiraient. La CIA a immédiatement envoyé ses équipes de «révolutions colorées» pour reprendre en main la situation, mais tout cela était plaqué, improvisé, et a échoué.
Dans ce contexte, peut-on dire que les révoltes tunisienne et égyptienne, d’essence populaire, ont été exploitées pour renverser le gouvernement libyen et tenter de reproduire le même scénario en Syrie ?
Oui, les médias occidentaux font croire à leurs spectateurs que le monde arabe est un bloc homogène. S’il y a une révolution dans deux pays, il doit y en avoir partout. Ils nous expliquent que les Européens ont eu tort de ne pas soutenir les Tunisiens et les Egyptiens et voulu se rattraper en soutenant les Libyens et les Syriens.
Mais la vérité, c’est qu’ils ont tout fait pour écraser les révoltes en Tunisie et en Egypte dès qu’ils ont vu qu’elles menaçaient leur domination, et qu’ils font tout en Libye et en Syrie pour imposer leur domination.
Quel est également le poids de la Russie et de la Chine dans le règlement de la crise syrienne ? Pensez-vous que les deux puissances seront capables de faire face à la pression des pays occidentaux exercée sur le gouvernement syrien, d’autant plus que Moscou s’est dit favorable à la solution proposée par les pays du Golfe au président Saleh
du Yémen ?
Les intérêts de la Russie sont directement menacés par l’agression occidentale contre la Syrie. Pas du tout parce que Moscou se sentirait concerné par la lutte contre le sionisme, mais pour deux raisons fondamentales.
Premièrement, Moscou ne dispose que d’une seule base navale en Méditerranée : le port de Tartous. Si la Russie perd cette facilité, elle perd toute liberté dans cette mer et sa flotte de la mer Noire, bloquée derrière les détroits, sera l’otage de la Turquie.
Deuxièmement, si les Occidentaux contrôlent la Syrie, ils y feront passer un gazoduc qui permettra aux Européens d’acheter le gaz du Golfe et d’Asie centrale au lieu du gaz russe. Ce sera l’effondrement de Gazprom et de l’économie russe.
Qu’est-ce qui empêche, selon vous, le président Al Assad d’organiser une élection présidentielle anticipée dans laquelle il sera candidat au même titre que les autres opposants ?
Pour le moment, le pays affronte une guerre non conventionnelle. Des milliers de combattants, principalement étrangers, tentent de le déstabiliser. Ce n’est guère propice à un scrutin démocratique. Le président el-Assad a été élu sous l’emprise de l’ancienne constitution. Je suis certain qu’il remettra son mandat en jeu lors d’une élection présidentielle anticipée ou lors d’un référendum, dès que la situation sera stabilisée.
Quel est justement le poids des figures de l’opposition syrienne ? Sont-elles capables de diriger le pays et de sauvegarder leur indépendance, sachant que la Syrie a été toujours secouée par des tentatives de déstabilisation ?
Il est tout à fait possible que l’opposition syrienne intérieure dispose de leaders capables de diriger le pays et d’assumer une alternance politique, il est trop tôt pour en juger. Par contre, quand ils ont été reçus à Moscou le mois dernier, ces leaders ont d’abord remercié les Russes pour avoir usé de leur veto au Conseil de sécurité et fait échec à la guerre conventionnelle. Ils ont donc fait preuve de leur patriotisme.
Comment analysez-vous également le rôle de la Turquie dans la gestion de ce conflit ? Pour certains spécialistes, la Turquie est devenue le porte-parole des Etats-Unis d’Amérique dans la région. Les Américains considèrent d’ailleurs le mouvement d’autonomie du Kurdistan comme une organisation terroriste au même titre qu’Ankara…
Une altercation à Davos et quelques phrases à propos de la Flottille de la Liberté ont suffi à faire oublier que la Turquie est membre de l’OTAN. L’élimination du réseau Ergenekon n’a rien changé à la domination en sous-main des Etats-Unis dans ce pays. La preuve : la Turquie vient d’accepter le transfert sur son sol des bases militaires que l’OTAN entretenait en Espagne.
De plus, elle laisse construire sur son sol de nouvelles installations radars dirigées contre l’Iran.
Quand aux organisations kurdes, tout le monde joue avec elles. L’Armée turque garde Öcallan sur une de ses bases et l’agite dès que le pouvoir civil lui tient tête. Des écoutes téléphoniques dans l’affaire Ergenekon ont largement illustré les complicités secrètes entre l’état-major turc et le PKK. Les Israéliens utilisent aussi les Kurdes.
Je vous rappelle par exemple que Netanyahu avait pu donner l’ordre d’attaquer simultanément la Flottille par Tsahal et une base navale turque par le PKK. Ankara n’a toujours pas compris que ses alliés historiques, Washington et Tel-Aviv, ont besoin d’une Turquie solide pour défendre leurs intérêts au Proche-Orient, mais ne veulent pas qu’elle soit forte.
Si on devait mettre en perspective les événements qui secouent le monde arabe et musulman, quelle lecture en faites-vous ? Faut-il penser qu’il y a une stratégie derrière tout cela ? Si tel est le cas, pourquoi ? L’habillage de ces mouvements est qu’il répond à un désir de démocratie. Dans ces conditions, comment expliquez-vous que des pays comme les monarchies du Golfe soient épargnées ?
Où est la liberté ? En Europe avec la bureaucratie bruxelloise anonyme, la pensée unique et le musellement des médias ? Aux Etats-Unis avec le Patriot Act, la torture et Guantanamo ? Non.
Nous sommes sous le joug d’un système de domination globale et les seules révolutions authentiques sont celles qui luttent d’abord pour la souveraineté nationale. La démocratie, telle qu’elle fonctionne aujourd’hui en Occident, n’a plus grand rapport avec le projet des penseurs du XVIIIe siècle. Elle est corrompue par les lobbys et les ingérences de toutes sortes. Elle n’est plus qu’un leurre. L’Occident n’est plus un modèle démocratique et assoie sa domination sur le reste du monde en combattant la démocratie partout où des peuples lui tiennent tête.
Les révolutions en Tunisie et en Egypte ont été des mouvements à la fois sociaux et politiques. Les Tunisiens et les Egyptiens s’en sont d’abord pris aux présidents Ben Ali et Moubarak, mais ils ont parfaitement intégré que ce n’étaient que des fantoches et que rien ne changera tant que les structures de dépendance ne seront pas renversées.
Les monarchies du Golfe sont hétérogènes. Cependant, les plus puissantes tirent exclusivement leur fortune du commerce d’hydrocarbures qu’elles entretiennent avec l’Occident. Elles n’ont donc pas besoin d’être occupées militairement pour être vassalisées, il suffit qu’elles préfèrent le confort à la liberté. Là encore, le système de domination privilégie les gouvernements les plus impopulaires (Arabie saoudite, Bahreïn…) parce qu’ils sont les plus dépendants.
F. B