Tewfik Hamel, politologue et chercheur en histoire militaire : «La stabilisation de la Libye est un impératif stratégique pour l’Algérie»

Tewfik Hamel, politologue et chercheur en histoire militaire : «La stabilisation de la Libye est un impératif stratégique pour l’Algérie»

Alger abrite aujourd’hui la 11e session des pays voisins de la Libye. Quelles sont, selon vous, les perspectives d’une telle rencontre ? A quoi peut-on s’attendre à travers la rencontre d’Alger ?

La situation reste précaire en Libye. Le statu quo n’est ni souhaitable, ni tenable. La stabilité a toujours besoin d’être consolidée. Les défis sont énormes ; Le processus politique qui a commencé reste incertain. Le pays est désespérément divisé en centres de pouvoir rivaux: le Congrès général national à Tripoli et la Chambre des représentants à Tobrouk.

Seul le gouvernement de Tobrouk est reconnu par la communauté internationale. Les deux gouvernements représentent les principaux blocs politiques de la Libye. Aucun n’est vraiment en mesure de prendre le contrôle territorial complet ou attirer un soutien populaire. Leur rivalité dépasse la simple dichotomie islamistes contre laïcs: il s’agit essentiellement d’une lutte pour l’accès au pouvoir et aux ressources. Les campagnes militaires à l’appui de chaque côté ont été lancées: Opération Dignité (Tobrouk) et Opération l’Aude de la Libye (Tripoli).

Dans un pays sans une armée formelle – mais où les armes sont partout -, les brigades armées exécutant ces campagnes ont acquis une influence politique significative. Certaines des décisions politiques les plus importantes dans le cadre des préparatifs de la crise actuelle ont été faites sous la menace. En effet, les armes ne cessent pas de s’exprimer à chaque blocage, aussi mineur soit-il.

L’activité criminelle est clairement liée aux intérêts des milices: non seulement comme une source de revenus, mais aussi comme un moyen de maintenir le contrôle sur le territoire et d’empêcher les groupes rivaux de gagner du pouvoir et de l’influence. Il est donc probable que le crime restera un élément fondamental de la situation politique fragmentée en Libye. En outre, comme les réseaux criminels prospèrent en l’absence d’un contrôle étatique fort, leur existence neutralise les initiatives de mise en place d’un gouvernement national unifié, posant ainsi une barrière systématique contre la paix à long terme.

Egalement inquiétante est la transnationalisation et radicalisation des groupes extrémistes locaux libyens. Le djihadiste en Libye est alimenté par des développements ailleurs (Mali, Irak, Syrie, etc.) et par des doctrines importées. Sur le terrain, cela se traduit par une attraction continue pour les combattants à se joindre à Daech et l’expansion de ses activités. Le camp djihadiste profite certainement du chaos gouvernemental actuel, mais son agenda et méthodes transnationaux seront difficiles à contenir, même si le contrôle effectif de l’Etat devrait être établi.

Le jeu des puissances extérieures aggrave la situation et complique la tâche d’arriver à une solution politique. D’où l’incertitude sur le dialogue interlibyen qui se déroule actuellement sous les auspices de l’ONU et qui bénéficie d’un large soutien de la communauté internationale, ainsi que de vastes couches de la population libyenne exaspérées et épuisées par la violence et la fragmentation sévissant dans leur pays. La capacité de nuisance des puissances extérieures n’est pas négligeable. Leur présence en Libye est pressante et multiforme : forces spéciales, conseils militaires et civils, cooptation de responsables locaux, etc. Ces facteurs compliquent la tâche de la diplomatie algérienne.

Le ministre Abdelkader Messahel a beaucoup insisté sur l’importance de cette réunion, non seulement pour la Libye mais pour la sécurité de toute la région. «La sécurité est un problème commun; si on veut trouver une solution politique à la Libye, il faut parler de la sécurisation de la région», a-t-il déclaré. Quelle lecture en faites-vous ?

C’est une question de bon sens que la stabilisation de la Libye est un impératif stratégique pour l’Algérie et de favoriser une solution politique basée sur un dialogue interlibyen inclusif. Mais souvent l’histoire est tragique. «La pensée stratégique n’est rien, sinon pragmatique. La stratégie est l’étude» comment faire « , un guide pour accomplir quelque chose et le faire efficacement. La question qui intéresse la stratégie est: l’idée fonctionnera-t-elle? Plus important encore, est-il probable que cela fonctionne dans les circonstances particulières dans lesquelles elle sera prochainement testée?

«Les facteurs cités impliquent que l’Algérie doit non seulement prendre en compte l’équilibre interne, mais aussi les intérêts des puissances extérieures. L’impératif immédiat consiste à éviter la généralisation de la violence, un objectif que tous les acteurs partagent. En ce sens, Alger a intérêt à ajuster son approche en adoptant une «neutralité active» – et non pas passive.

Sans une influence réelle sur le terrain et parmi les populations libyennes particulièrement les groupes armés, il est difficile pour l’Algérie d’imposer la solution politique et l’agenda des négociations. Les populations soutiennent les groupes dans les endroits où ces groupes sont déjà assez forts pour imposer une structure d’incitation (ou système de contrôle) qui apporte la prévisibilité, l’ordre, la sécurité et la stabilité.

Un facteur décisif dans la détermination de la stratégie de financement des conflits est l’équilibre relatif des forces entre les forces belligérantes. La force d’un groupe influence est en partie déterminée par sa puissance et sa capacité à contrôler le territoire. Le choix des activités de financement d’un groupe est déterminé à la fois par sa relation avec la société en général et sa force relative par rapport à l’appareil exécutif de l’État. En clair, la solution passe par le renforcement de l’acteur susceptible d’apporter la stabilité autour duquel les institutions de l’Etat seront consolidées tout en définissant les règles de partage du pouvoir.

Alger a de tout temps soutenu la solution politique à travers un dialogue interlibyen à l’intérieur de la Libye, loin de toutes les interférences étrangères. Quel est d’après vous le poids et l’impact réel de ces «interférences étrangères» ?

Enorme et néfaste. Les interférences extérieures ont joué un rôle important dans la prolongation du conflit dans Ubari, par exemple. L’ingérence régionale et internationale a aggravé les lignes de faille dans le sud. La guerre pour le contrôle du pays fait rage entre factions armées dans le nord de la Libye, un conflit ignoré déchire deux tribus dans et autour de la ville d’Ubari d’environ 25 000 habitants, située dans le sud-ouest de la Libye – des rivalités violentes pour le contrôle des ressources ont vu le jour entre les Touareg et les Toubou.

La bataille a fait rage sur les ressources et l’identité. Ce conflit devient une guerre de procuration avec l’intervention des puissances extérieures. La paix qui a finalement été négociée est fragile, et si le statu quo persiste, la probabilité d’un nouveau conflit est forte. Étant donné les liens familiaux et tribaux forts entre les Touareg et les Toubou dans l’ensemble du Sahel, le prochain conflit pourrait facilement se répandre au-delà de la ville d’Ubari et dans la région élargie. L’Algérie doit y garder un œil.

L’environnement chaotique en Libye infesté d’éléments criminels et terroristes, la fragmentation du paysage politique libyen et la prédominance des intérêts égoïstes principalement impériaux des puissances extérieures au détriment de la stabilité de la Libye sont autant de facteurs qui compliquent la tâche de la diplomatie algérienne.